DÉCISON ET MOTIFS DU GROUPE SPÉCIAL
Ont comparu:
Paul Léger, au nom de Gerber (Canada) Inc.
Brenda Swick-Martin et Patricia Harrison, au nom du Commissaire à la concurrence
Randall Hofley et Susan Hutton, au nom de H.J. Heinz Company of Canada Ltd.
Gerry Stobo et Philippe Cellard, au nom du Tribunal canadien du commerce extérieur
DÉCISION ET MOTIFS DU GROUPE SPÉCIAL
Le 17 novembre 1999
TABLE DES MATIÈRES
1. Introduction
2. Historique de la procédure
3. Critères d’examen
4. Questions relatives aux erreurs de fait alléguées
5. Questions relatives au critère applicable en matière de dommage
6. Conclusion
1. Introduction
Il s'agit en l'espèce de la décision d’un Groupe spécial binational formé en vertu de l’article 1904 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)
et de la Partie I.1 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation 1, à la suite à la demande d’examen par un groupe spécial présentée par Gerber (Canada) Inc. (Gerber) et le directeur des enquêtes et recherches du Bureau de la concurrence du
Canada 2, sollicitant le renvoi des conclusions du Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE)
rendues publiques le 29 avril 1998. Conformément au paragraphe 43(1.1) et au paragraphe 43(1) de la LMSI, le TCCE a conclu que le dumping au Canada de certaines préparations alimentaires pour bébés (les marchandises en question) originaires ou exportées des États-Unis avait causé un dommage sensible à la branche de
production nationale 3.
2. Historique de la procédure
Après avoir reçu une plainte dont le dossier était complet, le sous-ministre du Revenu national, Douanes et accise (le Sous-ministre) a ouvert, le 3
octobre 1997, une enquête sur le dumping des marchandises en question 4. Une décision provisoire
de dumping a été rendue par le Sous-ministre le 30 décembre 1997 5.
Le 2 janvier 1998, dès réception de la décision provisoire du Sousministre, le TCCE a ouvert une enquête en vertu de l’article 42 de la
LMSI 6. Le 22 janvier 1998, le Commissaire a déposé un avis de comparution (Partie), afin de participer
à l’enquête du TCCE et il a dès lors participé pleinement à la procédure du TCCE.
Le TCCE a tenu des audiences publiques et à huis clos à Ottawa, du 30 mars au 2 avril 1998. Le 29 avril 1998, le TCCE a conclu que le dumping au Canada des
marchandises en question avait causé un dommage sensible à la branche de production nationale. Le Tribunal a rendu publics les motifs de ses conclusions le 14
mai 1998 7.
Le 5 juin 1998, conformément à l’article 77.011 de la LMSI et au paragraphe 34(1) des
Règles de procédure des groupes spéciaux binationaux formés en vertu de l’article 1904 (Règles des groupes spéciaux), Gerber a déposé une première
demande d’examen par un groupe spécial. Le Commissaire a également déposé une deuxième demande dans le même sens le 5 juin 1998. Des plaintes ont ensuite été
déposées au Secrétariat de l’ALÉNA par Gerber et par le Commissaire, le 6 juillet 1998.
Le 2 octobre 1998, Gerber a déposé au Secrétariat de l’ALÉNA un document daté du 1er octobre 1998 et intitulé « Avis de retrait de la plainte ». Le
6 novembre 1998, Heinz a déposé une requête demandant « … une ordonnance du Groupe spécial binational rejetant l’examen, attendu que l’autre plaignant,
le Commissaire, … n’est pas habilité à demander un tel examen ».
Le 19 novembre 1998, la procédure a été suspendue par le Canada et les États-Unis, puis elle a été rouverte et le présent Groupe spécial a été constitué
le 24 décembre 1998.
Le 21 janvier 1999, Gerber a déposé une requête dans laquelle la société demandait « à être rétablie en tant que partie plaignante devant le Groupe
spécial
binational ». Le Groupe spécial a établi le calendrier des exposés des requêtes de Heinz et de Gerber, et une audience a eu lieu à Ottawa (Canada), le 16 avril
1999. À cette occasion, des exposés oraux ont été présentés séparément au sujet des deux requêtes. Le 29 avril 1999, le Groupe spécial a rejeté la requête de
Heinz. Puis, le même jour, il a accueilli la requête de Gerber sous certaines conditions. Les motifs des décisions du Groupe spécial concernant les requêtes
ont été rendus publics le 6 juillet 1999.
Ensuite, les 13 et 14 octobre, le Groupe spécial a tenu à Ottawa (Canada) une audience sur le fond des plaintes.
3. Critères d’examen
Aux termes du paragraphe 1904(3) de l’ALÉNA, le présent Groupe spécial doit appliquer :
« … les critères d'examen établis à l'annexe 1911, ainsi que les principes juridiques généraux qu'un tribunal de la Partie importatrice appliquerait à l'examen
d'une détermination de l'organisme d'enquête compétent.»
Dans le cas du Canada, l’annexe 1911 définit les critères d’examen comme étant les motifs énoncés à l’alinéa 18.1(4) de la
Loi sur la Cour fédérale 8, laquelle disposition prévoit que les décisions du TCCE peuvent
être révisée si le TCCE :
« …
a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l'exercer;
b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;
c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments
dont il dispose;
e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.»
Le Groupe spécial doit également examiner la jurisprudence générale qui guiderait un tribunal canadien dans son examen de décisions du TCCE. La définition
que l’ALÉNA donne, à l’article 1911, des « principes juridiques généraux » ne fait pas explicitement référence aux critères d’
examen 9, mais lorsqu’il en est question, l’examen par un groupe spécial binational remplace le
contrôle par la Cour fédérale du Canada 10. Le paragraphe 1904(3) de l’ALÉNA donne pour directive
aux groupes spéciaux binationaux d’appliquer les principes juridiques généraux que les tribunaux canadiens appliqueraient dans un examen judiciaire.
Dans l'examen d’une décision du TCCE, il est essentiel de savoir quand le groupe spécial doit s’incliner devant le TCCE. En vertu du droit canadien et
des dispositions du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, le degré de retenue du Groupe spécial à l’égard du TCCE dépendra de la nature
de l’erreur alléguée. À cet égard, dans l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de
l’Immigration) 11, la Cour suprême du Canada donne des indications sur la façon de qualifier
les erreurs alléguées dans une décision soumise à un examen judiciaire. La Cour fait le commentaire suivant :
« La détermination de la norme de contrôle […] est centrée sur l'intention du législateur qui a créé le tribunal dont la décision est en cause. Plus
précisément, la cour appelée à exercer le contrôle judiciaire doit se demander: « La question soulevée par la disposition est-elle une question que le
législateur voulait assujettir au pouvoir décisionnel exclusif de la Commission? » … » 12
a) Erreurs de compétence alléguées
En ce qui concerne les erreurs de compétence alléguées, la Cour suprême a, dans l'arrêt cause Pushpanathan, évoqué l’apparition d’une « analyse
pragmatique et fonctionnelle » des questions de compétence et elle fait remarquer ce qui suit:
« Bien que la terminologie et la méthode de la question « préalable », « accessoire » ou « de compétence » aient été remplacées par cette analyse
pragmatique et fonctionnelle, l'accent est tout de même mis sur la disposition particulière invoquée et interprétée par le tribunal. Certaines dispositions
d'une même loi peuvent exiger plus de retenue que d'autres […] il convient toujours, et il est utile, de parler des « questions de compétence » que le tribunal
doit trancher correctement […] Mais […] une question qui «touche la compétence» s'entend simplement d'une disposition à l'égard de laquelle la norme de
contrôle appropriée est celle de la décision correcte, en fonction du résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle. Autrement dit, une « erreur de
compétence » est simplement une erreur portant sur une question à l'égard de laquelle, selon le résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, le
tribunal doit arriver à une interprétation correcte et à l'égard de laquelle il n'y a pas lieu de faire preuve de
retenue. » 13
Il est clair que le critère d’examen des erreurs de compétence alléguées reste celui de la « décision correcte ». Le TCCE doit avoir statué correctement. Il
n'a pas droit à l'exercice de la retenue judiciaire lorsqu’il statue sur une question de compétence. Si le TCCE a commis une erreur, le groupe spécial
renverra l’affaire avec instruction de revoir les conclusions.
b) Erreurs de fait alléguées
En ce qui concerne les erreurs de fait alléguées, le groupe spécial n’appréciera pas de nouveau les éléments de preuves présentés, mais le TCCE doit les avoir
évalués raisonnablement. Le groupe spécial renverra les conclusions du Tribunal si « les éléments de preuve, perçus de façon raisonnable, ne peuvent étayer
les conclusions de fait [du TCCE] 14» Ce critère est décrit comme étant le caractère manifestement
déraisonnable 15. Bien que les mémoires déposés avant l’audition orale du présent examen aient
semblé soulever des considérations relatives à un autre critère d’examen applicable aux erreurs de fait
alléguées 16, tous les participants sont convenus à l’audience que le critère applicable aux questions de fait était celui du caractère manifestement déraisonnable.
c) Erreurs de droit alléguées
Tous les participants au présent examen sont également convenus que le critère du caractère manifestement déraisonnable est le critère d’examen à retenir en
ce qui concerne les erreurs de droit du TCCE sur les questions relevant de sa compétence. Nous faisons observer que cette concordance d’opinions s’est produite
pendant l’audition orale. Dans les mémoires déposés auparavant, le Commissaire et Gerber étaient tous deux d’avis que le critère à retenir en ce qui concernait
les erreurs de droit alléguées était celui de la « grande retenue », position qu’ils ont abandonnée à l’audition orale.
L’adoption du critère du caractère manifestement déraisonnable par tous les participants s'est fondée, en partie, sur une décision récente de la Cour d’appel
fédérale. Il s'agit de l'arrêt Canadian Pasta Manufacturers’ Assn. c. Aurora Importing & Distributing Ltd.
17 dans lequel la Cour d’appel fédérale a convenu avec les parties que le caractère manifestement déraisonnable était le
critère d’examen à retenir pour les erreurs de droit alléguées 18.
La Cour d’appel fédérale n’a pas renvoyé à l'arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers)
19 où la Cour suprême du Canada a examiné toute la gamme des critères d’examen judiciaire et parle du concept de
« grande retenue » 20. S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, le juge Hugeson a cité
une décision antérieure 21 où il avait fait l’examen judiciaire de certaines erreurs de fait
alléguées du Tribunal et où il s'était reporté au libellé de la Loi sur la Cour fédérale en ce qui concerne l’examen de décisions factuelles du
Tribunal. Il avait relevé l’absence d’une clause privative et renvoyé à d’autres facteurs appelant une certaine retenue. Puis il avait conclu que le libellé
de la Loi sur la Cour fédérale en ce qui concerne les conclusions de fait équivalait au critère du caractère manifestement déraisonnable. Voilà
pourquoi il a conclu dans l'arrêt Pasta que le même critère s’appliquait aux erreurs de droit sur les questions relevant de la compétence du tribunal. Le
Groupe spécial fait observer que le libellé de la Loi sur la Cour fédérale pour ce types d’examen n'est pas le même que pour les conclusions de
fait 22.
À l’audience, on s'est aussi reporté à l'arrêt Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc.
23 dans laquelle la Cour d’appel fédérale a aussi convenu avec les parties que le caractère manifestement déraisonnable était
le critère pertinent pour les erreurs de droit alléguées 24. Une note de bas de
page 25 renvoie à un arrêt de la même Cour, Colombie-Britannique (Vegetable Marketing Commission)
c. Washington Potato and Onion Association 26, ainsi qu'à l'arrêt Pezim de la Cour suprême du
Canada afin d’appuyer l’application de ce critère. Or, aucun de ces arrêts n'étaye l'argument avancé.
Dans l'arrêt Pezim, la Cour suprême a examiné toute une gamme de critères ainsi que le concept de grande retenue. Dans l'arrêt Vegetable Marketing, la
Cour d’appel fédérale a renvoyé à l'arrêt Pezim et a appliqué un critère d’examen qui se situe « entre le caractère raisonnable et le caractère
manifestement déraisonnable », en se fondant sur l'expertise du TCCE et sur le fait que ses décisions ne sont pas protégées par une clause
privative 27.
L'arrêt Canada (Procureur général) c. Corel Corp. 28 de la Cour d’appel fédérale a
également été invoqué. Dans cette affaire, il a aussi été convenu que le caractère manifestement déraisonnable était le critère d’examen applicable. La Cour
d’appel fédérale a tout simplement appliqué la décision qu'elle avait rendue dans l'affaire Symtron.
Heinz a invoqué la décision Certaines tôles d’acier en carbone laminées à chaud, originaires ou exportées du Mexique
29, où un autre groupe spécial binational a conclu, deux membres étant dissidents, que le caractère manifestement
déraisonnable était le critère d’examen à retenir. Les membres majoritaires y ont renvoyé incorrectement à la décision d’un groupe spécial binational
antérieur dans Certaines tôles d’acier en carbone laminées à chaud, originaires ou exportées des États-Unis
(préjudice), à l'appui de leur conclusion 30. Or, cette décision ne va pas dans ce sens. Le
groupe spécial binational a conclu dans l’affaire Tôles d’acier en carbone laminées à chaud que le caractère manifestement déraisonnable était le
critère d’examen, mais il appliquait la LMSI telle qu’elle était avant une modification apportée en 1994 qui a supprimé la clause privative protégeant le
TCCE 31.
Il est clair que le critère d’examen en ce qui concerne les erreurs de droit sur des questions relevant de la compétence du Tribunal est soit le caractère
manifestement déraisonnable soit la grande retenue. La jurisprudence au niveau de la Cour d’appel fédérale et des décisions de groupes spéciaux binationaux
antérieurs n'est pas cohérente. La Cour suprême du Canada fait la distinction. Ce Groupe spécial n’est pas prêt à procéder en retenant le caractère manifestement déraisonnable comme critère d’examen applicable simplement parce que les participants s’entendent sur ce point. Pour des raisons qui deviendront évidentes, il
n’est pas nécessaire en l'espèce de concilier les points de vue apparemment divergents quant au critère d’examen applicable en ce qui concerne les erreurs de
droit et, donc, nous ne rendons aucune décision particulière quant au critère d’examen approprié pour les erreurs de droit alléguées commises dans l’exercice
de la compétence.
d) Critère d’examen applicable aux questions de causalité
Le Commissaire et Gerber prétendent que le TCCE a commis un certain nombre d’erreurs relativement à la causalité en concluant que le dumping avait causé un
dommage sensible à Heinz et, notamment, en ne tenant pas compte de l’incidence cumulative totale de facteurs autres que le dumping, comme la baisse globale
de la demande. Au cours de l’audience, les plaignants ont tous deux convenu que ces erreurs touchant la causalité étaient toutes des erreurs de fait
alléguées 32. Le caractère manifestement déraisonnable est donc le critère d’examen applicable à
toutes ces questions relatives à la causalité.
4. Questions relatives aux erreurs de fait alléguées
Les plaignants ont beaucoup insisté sur le fait que le TCCE avait conclu que, durant la période de l’enquête, il y avait eu érosion des prix à cause du dumping.
Les plaignants ont soutenu que la conclusion du TCCE était manifestement déraisonnable parce que, premièrement, elle était contraire aux éléments de preuve
fournis et que, deuxièmement, pour arriver à cette conclusion, le TCCE n'a pas suivi les « principes fondamentaux de la théorie économique ».
En ce qui concerne la première cause de l’erreur alléguée, les références aux faits qui, selon les plaignants, ne soutiennent pas ou contredisent la conclusion
du Tribunal quand au dommage, abondent dans les motifs du TCCE. Il est bon d’en citer quelques-unes. En ce qui a trait aux prix, le TCCE fait observer que,
pendant son enquête, Heinz a réussi à augmenter de 10 p. 100 ses prix courants en Ontario 33. Quant
au volume des ventes, le TCCE fait remarquer ceci :
« Le deuxième facteur, qui a causé une réduction de la rentabilité de Heinz, se rapporte à la baisse des volumes de ventes et à la diminution correspondante
de ses recettes. Le Tribunal prend note que, au cours de la période d’enquête, le marché global des PAB visées a diminué de plus de 20 p. 100 […].Quelles que
soient les causes spécifiques qui ont entraîné le repli du marché, pour le Tribunal, il est évident que le repli général du marché n’est pas lié au
dumping. » 33bis
Devant de telles conclusions de fait, les plaignants font valoir que la conclusion du TCCE selon laquelle le dumping a été une cause de dommage sensible est manifestement déraisonnable.
Dans ses motifs, le TCCE renvoie à plusieurs facteurs autres que le dumping qui influaient sur les résultats de la branche de production nationale. Il est
manifeste qu’il a examiné et soupesé ces facteurs pour arriver à sa décision. Il a ainsi conclu, en résumé :
« En l’espèce, il existe certainement d’autres causes importantes au dommage subi par Heinz, et plus particulièrement la publicité défavorable issue de la
publication du rapport du CSPI et le repli général du volume du marché.
Le Tribunal a examiné en profondeur tous les autres facteurs qui ont causé un dommage à Heinz et, après avoir tenu compte de leur portée, il demeure toujours
que le dumping a causé un dommage sensible à Heinz. La forme la plus manifeste de ce dommage est l’érosion des prix qui s’est produite. Cependant, le Tribunal
conclut aussi que Heinz a subi un dommage associé à la compression de ses prix nets réels et au fait que sa part de marché aurait pu être plus grande qu’elle
ne l’a été pendant la période d’enquête s’il n’y avait pas eu dumping. »34
Selon le Groupe spécial, il existe suffisamment d’éléments de preuve corroborant de manière rationnelle la conclusion du Tribunal portant que le dumping a causé
un dommage à Heinz, et le TCCE a aussi tenu compte d’éléments de preuve autres que le dumping.
Pour ce qui est du deuxième aspect de l'erreur alléguée (savoir que le TCCE n’a pas suivi les « principes fondamentaux de la théorie économique »), le Commissaire
a fourni des courbes de l’offre et de la demande au cours de l’audition orale afin d’illustrer l’application de ces « principes fondamentaux de la théorie
économique » et d’étayer ses arguments et ceux de Gerber selon lesquels les conclusions du TCCE allaient à l’encontre de ces principes.
En réponse aux questions du Groupe spécial, le conseiller juridique du Commissaire a confirmé que, durant la première audition orale devant le TCCE, des
arguments et des éléments de preuves avaient été présentés par les deux parties à ce propos, mais le Commissaire a fait valoir que la décision du TCCE
d’accepter une position au détriment de l’autre était manifestement déraisonnable. Ni le Commissaire ni Gerber n’ont apporté de témoignages d’experts pendant
l’audience du TCCE. Leur position devant ce dernier reposait en partie sur le contre-interrogatoire de témoins experts présentés par Heinz.
En réponse, Heinz a attiré l’attention du Groupe spécial sur des témoignages et sur d’autres éléments d’information au dossier soumis à l’examen du TCCE,
lesquels qui contredisaient ou nuançaient les propositions avancées par le Commissaire et Gerber et auxquels le TCCE renvoie dans ses
motifs 35.
Le Groupe spécial estime que la conclusion du TCCE quant au dommage causé par le dumping est raisonnablement étayée par la preuve.
5. Questions relatives au critère applicable en matière de dommage
Dans sa plainte, le Commissaire faisait valoir à l’origine que le TCCE avait commis une erreur en concluant que l’importation des produits en question constituait
une menace de dommage futur 36. Dans les exposés oraux présentés devant le Groupe spécial, le
Commissaire a expressément abandonné cet argument pour faire valoir plutôt que le TCCE ne devait pas conclure à un dommage en se fondant sur une conclusion
antérieure et qu’il devait arriver à une conclusion positive en ce qui concernait le dommage actuel 37.
Dans sa plainte initiale, Gerber ne soulevait pas cette question. Après avoir été autorisé par le Groupe spécial à déposer une plainte tardive, Gerber a ajouté
un nouveau moyen, à savoir que le Tribunal avait commis une erreur en ne cherchant pas à déterminer si le dumping des marchandises en question risquait de nuire
à la branche de production nationale et en ne rendant pas de conclusion à ce sujet 38. Dans son exposé
oral devant le Groupe spécial, Gerber a également abandonné ce motif de plainte et a fait valoir, comme le Commissaire, que le Tribunal devait se prononcer quant
à un dommage actuel.
Dans son mémoire initial déposé le 5 juillet 1999, Gerber a adopté la position du Commissaire sur la notion de « dommage futur ». Ensuite, sans préavis, le
Commissaire a déposé un mémoire modifié qui ne comportait plus les paragraphes du mémoire initial sur la question du dommage futur. Puis, sans préavis non plus,
Gerber a déposé un mémoire modifié dans lequel il reprenait en les amplifiant les arguments supprimés. Heinz s’est alors opposé tant à l’inclusion dans la plainte
de Gerber d’un nouveau moyen relatif au dommage futur qu’au dépôt non autorisé de mémoires modifiés par les plaignants.
Au 5 octobre 1998, date à laquelle le Commissaire a déposé son mémoire initial, Gerber savait que la question du dommage futur était soulevée. Au 5 mai 1999,
quand Gerber a déposé sa plainte modifiée, le Commissaire savait que Gerber invoquait la notion de dommage futur. Heinz n’a rien dit. Le fait que Gerber ait
adopté la même position que le Commissaire n’a pas causé de préjudice à Heinz. En revanche, les mémoires modifiés déposés par la suite présentaient un risque
de préjudice.
En réponse au dépôt non autorisé de mémoires modifiés par Gerber et par le Commissaire, Heinz a déposé une requête demandant, entre autres, que les mémoires
modifiés ne soient pas versés au dossier en l'instance. Statuant sur cette requête le 31 août 1999, le Groupe spécial a ordonné notamment :
1. la plainte déposée le 5 mai 1999 par Gerber reste telle quelle;
2. les mémoires modifiés déposés par Gerber et par le Commissaire ne seront pas versés au dossier du présent examen effectué par le Groupe spécial;
3. l’argument présenté par Gerber au sujet des paragraphes ‘r’ et ‘s’ de sa plainte sera limité aux parties du mémoire du Commissaire que Gerber a incorporées
dans son mémoire du 5 juillet 1999, sous réserve de toute réponse pertinente avancée par Gerber 39.
Comme nous le faisions remarquer, Gerber et le Commissaire ont tous deux abandonné devant le Groupe spécial le motif de plainte relatif au dommage futur. Pour
la première fois, ils ont adopté la position suivante, savoir qu'en plus de décider si le dumping « a causé » un dommage, le Tribunal devait rendre séparément
une conclusion sur l’existence d’un dommage constant ou actuel. Ils ont fait valoir que cette obligation découlait des obligations internationales du Canada et,
plus particulièrement, de l’article VI du GATT (1994) et de l’Accord sur les pratiques antidumping de l’OMC, et que le Tribunal avait commis une erreur
en interprétant l’article 42 de la LMSI comme ne lui faisant pas cette obligation.
En ce qui concerne le dommage futur, le TCCE s'est exprimé ainsi dans ses motifs :
« …le Tribunal doit déterminer si la branche de production nationale a subi un dommage et, le cas échéant, s’il existe un lien de causalité entre le dommage
subi par la branche de production nationale et le dumping des marchandises en question […] Si le Tribunal conclut à l'absence de dommage, il doit ensuite
examiner les éléments de preuve concernant la menace de dommage et rendre ses conclusions à cet égard
40. [souligné par nous]
Le Commissaire a expressément renvoyé à cet énoncé dans son mémoire. La position du TCCE à cet égard découle de sa décision antérieure dans Couvercles,
disques et bocaux destinés à la mise en conserve domestique, importés soit séparément ou conditionnés ensemble, originaires ou exportés des États-Unis
d’Amérique 41. Ni cette dernière décision ni celle faisant l'objet du présent examen ne
traitent directement de la question de savoir si le Tribunal doit rendre des décisions distinctes en ce qui concerne les dommages antérieurs et les
dommages constants ou actuels.
La règle 7 des Règles des groupes spéciaux dispose que la révision par un groupe spécial binational se limite aux erreurs invoquées dans les
plaintes 42. Or, la seule allégation faite par les plaignants dans leur plainte qui se rapportait
à cette question (c’est-à-dire aux conclusions de dommage pertinentes) a été abandonnée expressément par les deux plaignants à l’audition orale. Ni l’un ni
l’autre n’ont fait valoir dans leur plainte que le Tribunal avait commis une erreur en ne rendant pas de décision particulière sur le dommage ponctuel. Dans
les circonstances, nous hésitons à examiner cet argument et à nous prononcer à son sujet sans autre preuve.
Il faut surtout noter qu’à l’audience initiale du TCCE, ni le Commissaire ni Gerber n’ont demandé au Tribunal d’examiner cette question. En conséquence, ce
dernier n’a rendu aucune décision particulière à ce sujet. Il s’est simplement prononcé en s’appuyant sur le texte précis de l’article 42 de la LMSI. D’après
l'argument maintenant soumis au Groupe spécial, l’interprétation que le TCCE donne de ce texte est contraire aux obligations internationales du Canada, ce
qui révèle une ambiguïté latente de l’article en question, de sorte qu'en rendant sa décision, le TCCE a agi sans en avoir la compétence ou en se fondant
sur une interprétation manifestement déraisonnable de la disposition.
Étant donné que nul n’a demandé expressément au TCCE d’interpréter l’article 42 dans ce contexte et que celui-ci ne l’a pas fait non plus, le Groupe spécial
estime que l'erreur alléguée par les plaignants n'est pas susceptible d’examen.
On a fait valoir que l’approche adoptée par le TCCE montrait qu’il ne s’intéressait qu’au dommage passé. Sans décider si ce serait une erreur d’agir ainsi,
il est manifeste que le TCCE a examiné tous les renseignements pertinents relatifs à la période allant du 1er janvier 1995 au 31 décembre 1997, ce qui
correspondait à la période d’examen du TCCE en l'espèce. Le 30 décembre 1997, un droit provisoire était en vigueur. Le marché a profondément changé dès lors.
En fait, le Groupe spécial estime que la décision du TCCE vise clairement les circonstances actuelles.
6. Conclusion
Guidé par les critères d’examen applicables en l'espèce, le Groupe spécial conclut de la manière suivante :
(i) les conclusions de fait du TCCE que les plaignants estimaient erronées s’appuient rationnellement sur la preuve;
(ii) les plaignants n’ont pu relever, de la part du TCCE, aucune erreur de droit susceptible d'examen par le Groupe spécial.
En conséquence, le Groupe spécial confirme la décision du TCCE.
ORIGINAL SIGNÉ PAR :
EDWARD C. CHIASSON, C.R
EDWARD C. CHIASSON, C.R.
SERGE ANISSIMOFF
SERGE ANISSIMOFF
BARRY E. CARTER
BARRY E. CARTER
KEVIN C. KENNEDY
KEVIN C. KENNEDY
BRIAN E. McGILL
BRIAN E. McGILL
Le 17 novembre 1999
1 L.R.C. (1985), ch. S-15, modifié (« LMSI »).
2 Le 14 avril 1999, le conseiller du Directeur a déposé un avis au Secrétariat de l’ALÉNA afin de l’informer que ce
dernier portait désormais le titre de Commissaire à la concurrence, conformément à une modification apportée à la. Nous le désignerons donc sous le titre de Commissaire.
3 Tribunal canadien du commerce extérieur, Enquête no NQ-97-002, Conclusions du 29 avril 1998. L’avis officiel
des conclusions du TCCE a été publié dans la Gazette du Canada, Partie I, vol. 132, no 19, 9 mai 1998, à la p. 1062. Les motifs du TCCE dans l’enquête
NQ-97-002 ont été rendus publics le 14 mai 1998.
4 L’avis officiel de l’ouverture de l'enquête par le Sous-ministre a été publié dans la
Gazette du Canada, Partie I, vol. 131, no 3, 18 octobre 1997, à la p. 3327.
5 L’avis officiel de la décision provisoire de dumping du Sous-ministre a été publié dans la Gazette du
Canada, Partie I, vol. 132, no 3, 17 janvier 1998, à la p. 80.
6 L’avis officiel d’enquête du TCCE a été publié dans la Gazette du Canada, Partie I, vol. 132, no 2,
10 janvier 1998.
7 Tribunal canadien du commerce extérieur, Exposé des motifs, Enquête no NQ-97-002, 15 mai 1998 (les motifs).'
8 L.R.C. (1985), ch. F-7, modifié.
9 L’article 1911 définit les « principes juridiques généraux » comme comprenant des « principes tels que la
qualité pour agir, l'application régulière de la loi, les règles d'interprétation des lois, le principe dit mootness et l'épuisement des recours
administratifs ».
10 Paragraphe 1904(1) de l’ALÉNA.
11 [1998] 1 R.C.S. 982.
12 Id., à la p. 1004.
13 Id., à la p. 1005.
14 Lester (W.W.)(1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de
la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, à la p. 669.
15 Dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748,
la Cour suprême du Canada précise, à la p. 777, que la différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable »:
« … réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision
de celui-ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s'il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision
est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable. »
16 Par exemple, le Commissaire et Gerber ont tous deux fait valoir que le Tribunal
avait confondu les faits et le droit et que le critère d’examen applicable à ce type d’erreurs alléguées était celui du simple caractère raisonnable.
17 (1997) 208 N.R. 329.
18 Id. à la p. 332.
19 [1994] 2 R.C.S. 557.
20 Id., aux p. 589 à 596.
21 Stelco Inc. c. Canada (Tribunal canadien du commerce international), [1995] J.C.F. 831.
22 En ce qui concerne les conclusions de fait, l’alinéa 18.1(4)d) dispose : « a rendu une décision ou une
ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose », tandis que
pour les erreurs de droit, l’alinéa 18.1(4)c) prévoit : « a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste
ou non au vu du dossier ».
23 [1999] 2 C.F. 514.
24 Id., à la p. 533.
25 Ibid, aux notes de bas de page 11 et 12.
26 [1997] J.C.F. , no 1543.
27 Id., à la p. 1. Le Groupe spécial fait remarquer que c’est aussi l’approche adoptée par le Groupe spécial
binational dans Certains panneaux de béton originaires des États-Unis, CDA-97-1904-01. Voir la décision du Groupe spécial, 26 août 1998, aux p. 4 à 6.
28 [1999] J.C.F., no 525.
29 CDA-97-1904-02, Décision du Groupe spécial, 19 mai 1999.
30 Certaines tôles d’acier en carbone laminées à chaud, originaires ou exportées des États-Unis
(préjudice), CDA-93-1904-07, Décision du Groupe spécial, 18 mai 1994, à la p. 15.
31 Voir id. aux p. 13 et suivantes.
32 Voir la transcription de l’audience publique, aux p. 6 et 59.
33 Motifs, à la p. 27.
33bis Id., aux p. 15 et 16.
34 Id., à la p. 29.
35 Id., aux p. 192 à 202.
36 Plainte du Commissaire, alinéa 5(viii).
37 Transcription de l’audience publique, à la p. 5 et aux p. 9 à 11.
38 Le Groupe spécial fait observer que les plaignants ont d’abord avancé deux moyens contradictoires, le
Commissaire reprochant au Tribunal d'avoir commis une erreur en concluant à un dommage futur, et Gerber lui reprochant de ne pas avoir rendu de décision
sur ce point.
39 Gerber a ensuite demandé l'autorisation de modifier son mémoire, mais le Groupe spécial a rejeté sa requête
le 13 septembre 1999.
40 Motifs, à la p. 10.
41 Enquête no NQ-95-001, Décision du 6 novembre 1995.
42 À notre sens, cette conclusion est corroborée par les règles 57, 59 et 67 des Règles de procédure des
groupes spéciaux. La règle 57 prévoit que le mémoire du plaignant doit se limiter aux allégations formulées dans la plainte. La règle 59, Partie III,
alinéa a) et b), dispose que le mémoire du plaignant doit contenir un exposé concis des questions en litige, tandis que le mémoire de tout autre participant
doit contenir un exposé concis de la position de celui-ci sur ces questions. Enfin, la règle 67(5) prévoit que les plaidoiries orales se limitent aux
« questions en litige ». Le Groupe spécial estime que ces « questions en litige » sont uniquement celles qui sont exposées dans les plaintes et qui sont
traitées en détail dans les mémoires.
|