Dans L'affaire de:
Certaines Boissons de Malt
Originaires des ÉTats-Unis
d'Amérique (Préjudice).
DÉCISION DU GROUPE SPÉCIAL
AU SUJET DE L'EXAMEN DES CONCLUSIONS DU TRIBUNAL
CANADIEN DU COMMERCE EXTÉRIEUR
15 novembre 1995
Membres : |
M Wilhelmina K. Tyler (présidente)
M Bruce Aitken
L’hon. Frank G. Evans
M Frank R. Foran, c.r.
M. le prof. Gilbert R. Winham |
Audiences tenues les 21 et 22 août 1995 à Ottawa (Ontario), Canada
ONT COMPARU :
Pour les plaignantes :
M C.J. Flavell, c.r., M. Geoffrey C. Kubrick et M. Christopher J. Kent, pour Molson Breweries
(Division de l'Ouest), Labatt Breweries of British Columbia, Pacific Western Brewing Company (A
Division of Pacific Pinnacle Investments Ltd.) et l'Association des brasseurs du Canada
(collectivement appelées les "plaignantes");
Pour les parties opposées aux plaignantes :
M John T. Morin, c.r., M. Michael J. W. Round et M. Bill Alberger, pour G. Heileman Brewing
Company, Inc. ("Heileman");
M Allan H. Turnbull et M. Paul D. Burns, pour The Stroh Brewery Company ("Stroh");
M P. John Landry, pour Pabst Brewing Company ("Pabst")
(collectivement appelées les "brasseurs américains");
Pour le Tribunal canadien du commerce extérieur :
M John L. Syme et M. Joël J. Robichaud.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
NORME D'EXAMEN
Pouvoir d'origine législative
Compétence
Questions qui concernent la compétence d'un tribunal
Questions qui relèvent de la compétence d'un tribunal
Erreurs de droit
Erreurs de fait
QUESTIONS EN LITIGE
I. Le Tribunal a-t-il la compétence voulue pour statuer sur l'existence d'une
industrie régionale dans le cadre d'un réexamen?
II. Quelle est la norme d'examen pertinente quant à l'application des critères relatifs
au marché régional?
III. Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que la Colombie-Britannique
ne constitue plus un marché régional de la bière conditionnée?
A. Conclusion relative à l'existence d'un marché régional (exportations)
Le critère de "la totalité ou la quasi-totalité"
Nature temporaire des exportations
Ententes commerciales internationales et interprovinciales
B. Conclusion relative à l'existence d'un marché régional (importations)
CONCLUSION
INTRODUCTION
Le présent Groupe spécial binational ("Groupe spécial") a été constitué conformément au
paragraphe 1902(2) de l'Accord de libre-échange nord-américain ("ALÉNA") afin d'examiner
une plainte déposée auprès du Secrétariat de l'ALÉNA (section canadienne) le 2 février 1995
(la "plainte"). La plainte a été introduite par Molson Breweries, Division de l'Ouest, Labatt
Breweries of British Columbia et la Pacific Western Company (a Division of Pacific Pinnacle
Investments Ltd.) ("plaignantes"), conformément à la Règle 39 des Règles des groupes spéciaux
(article 1904) . 1
La plainte concerne certaines boissons de malt importées ou originaires des États-Unis
d'Amérique que le Tribunal canadien du commerce extérieur (le "Tribunal") définit de la manière
suivante :
"[b]oisson de malt, communément appelée bière, d'une teneur alcoolique en volume d'au
moins 1 p. 100 et d'au plus 6 p. 100 en bouteilles ou en boîtes d'au plus 1 180 ml (40 oz),
originaire ou exportée des États-Unis d'Amérique par Pabst Brewing Company, G. Heileman
Brewing Company Inc. et The Stroh Brewery Company, leurs successeurs et ayants droit, ou
en leur nom, pour utilisation ou consommation dans la province de la Colombie-Britannique
("certaines boissons de malt") ". 2
Aux fins du présent examen par le Groupe spécial, le litige découle d'abord de la décision
que le Tribunal a rendue le 2 octobre 1991 ("première ordonnance"). Dans la première
ordonnance, le Tribunal a conclu que certaines boissons de malt originaires ou exportées des
États-Unis d'Amérique causaient ou étaient susceptibles de causer un préjudice sensible à la
production de marchandises similaires sur le marché de la Colombie-Britannique, lequel a été
considéré comme un marché régional au sens de l'alinéa 42(3)a) de la Loi sur les mesures
spéciales d'importation ("LMSI") . 3
Après avoir publié un avis daté du 25 mai 1994, le Tribunal a procédé à un réexamen de
sa première ordonnance. L'audience consacrée au réexamen a eu lieu du 26 au 28 septembre
1994. Dans une ordonnance datée du 2 décembre 1994 ("décision"), le Tribunal a annulé les
conclusions de préjudice sensible conformément au paragraphe 76(4) de la LMSI. Dans la
plainte, il est allégué que le Tribunal a commis une erreur en annulant les conclusions de
préjudice dans le cas de certaines boissons de malt exportées des États-Unis d'Amérique. Plus
précisément, les plaignantes reprochent au Tribunal d'avoir commis des erreurs de nature
juridictionnelle ainsi que des erreurs de droit et de fait au cours de son réexamen effectué sous
le régime du paragraphe 76(2) de la LMSI . 4
Dans la décision, le Tribunal a conclu qu'il était habilité à revoir la question de l'existence
d'une industrie régionale après avoir confirmé cette existence dans la première ordonnance5 . Il
a cité le paragraphe 4(1) de l'Accord relatif à la mise en oeuvre de l'article VI de l'Accord
général sur les tarifs douaniers et le commerce ("Code antidumping")6 et a décidé qu'il pouvait
conclure à l'existence d'une industrie régionale uniquement dans des circonstances
exceptionnelles, c'est-à-dire lorsque la totalité ou la quasi-totalité de la production régionale est
vendue sur le marché régional et que la demande relative au produit n'est pas satisfaite, dans une
mesure substantielle, par des producteurs établis en dehors du marché régional . 7
Le Tribunal a ensuite examiné la preuve versée au dossier et statué qu'après 1991,
l'industrie de la bière de la Colombie-Britannique a augmenté ses ventes à d'autres provinces et
les brasseries situées en dehors de la Colombie-Britannique ont enregistré des augmentations
annuelles importantes, tant sur le plan du volume que sur celui du pourcentage de la part du
marché de la Colombie-Britannique8 . Le Tribunal a constaté que les données relatives aux
années 1992 et 1993 et au premier trimestre de 1994 montraient la stabilité du commerce
interprovincial pendant toute cette période et a conclu que l'ampleur et la stabilité de ces
mouvements sur une période prolongée constituaient un phénomène important, non temporaire . 9
De l'avis du Tribunal, l'intensification du commerce de la bière à destination et à partir de la
Colombie-Britannique est en partie attribuable à l'évolution de la réglementation au Canada en
général, et plus particulièrement en Colombie-Britannique . 10
En ce qui a trait à la réglementation, le Tribunal a conclu que les accords suivants avaient
une importance spéciale : en premier lieu, dans un Accord intergouvernemental (1991), le
gouvernement fédéral et les provinces ont convenu d'éliminer certaines pratiques quié
tablissaient une discrimination entre les bières d'après la province d'origine; en deuxième lieu,
conformément à une Entente de principe (25 avril 1992), certaines politiques provinciales
concernant la bière importée ont été abolies. Ces politiques concernaient, notamment, l'accès
aux points de vente, l'entreposage, la livraison et les marges bénéficiaires sur frais de service.
En troisième lieu, conformément à un Mémorandum d'accord (5 août 1993), certaines
dispositions non appliquées de l'Entente de principe ont été mises en oeuvre et la distribution
de la bière importée par des entreprises privées ainsi que la vente de bière importée dans certains
points de vente auparavant réservés à la bière d'origine nationale brassée en Colombie-Britannique
ont alors été autorisées. En quatrième lieu, l'Accord sur le commerce intérieur
(18 juillet 1994), qui a pris effet le 1 juillet 1995, a obligé les provinces à éliminer les mesures er
qui constituaient des obstacles au commerce interprovincial de la bière.
Bref, le Tribunal a jugé que la conclusion et la mise en oeuvre des ententes
susmentionnées ont favorisé l'assouplissement des restrictions relatives au commerce
international et interprovincial de la bière. Cet assouplissement a par la suite engendré un regain
du commerce interprovincial de la bière à destination et à partir de la Colombie-Britannique tant
sur le plan du volume que de la durée, de sorte qu'il n'existait plus de marché régional isolé en
Colombie-Britannique. Étant donné que la Colombie-Britannique n'était plus un marché
nécessitant une protection régionale spéciale et que la question du préjudice touchant l'ensemble
du marché n'était pas en litige, les conclusions de préjudice a ont annulées.
Le Groupe spécial a classé comme suit les questions que les plaignantes ont soulevées et
soumises à son attention : en premier lieu, quelle norme le Groupe spécial doit-il appliquer pour
examiner la décision du Tribunal? En deuxième lieu, le Tribunal avait-il la compétence voulue
pour revoir la question de l'existence d'une industrie régionale? Enfin, le Tribunal a-t-il commis
une erreur lorsqu'il a conclu qu'il n'existait plus d'industrie régionale, en se fondant sur le
commerce de certaines boissons de malt à destination et à partir de la Colombie-Britannique?
NORME D'EXAMEN
Pouvoir d'origine législative
Le pouvoir d'effectuer des examens est conféré aux groupes spéciaux par les dispositions
pertinentes de l'ALÉNA et de la Loi sur la Cour fédérale11 . Selon le paragraphe 1904(3) de
l'ALÉNA, les groupes spéciaux binationaux doivent appliquer :
... les critères d'examen établis à l'annexe 1911, ainsi que les principes juridiques
généraux qu'un tribunal de la Partie importatrice appliquerait à l'examen d'une
détermination de l'organisme d'enquête compétent.
Dans le présent litige, étant donné que le Canada est la "partie importatrice", les principes
généraux du droit canadien doivent être appliqués dans le cadre de cet examen12 . Lorsqu'il est
demandé, l'examen par un groupe spécial binational remplace le contrôle judiciaire exercé par
la Cour fédérale du Canada. Dans le cadre de l'examen de la décision du Tribunal, le Groupe
spécial doit respecter les principes généraux du droit qui s'appliquent à la Cour fédérale.
À l'annexe 1911 de l'ALÉNA, les critères d'examen sont définis par renvoi aux motifs
énoncés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale13 . Le paragraphe 18.1(4) prévoit
que les décisions du Tribunal seront examinées lorsque celui-ci :
a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l'exercer;
b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute
autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;
c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que
celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait
erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont
il dispose;
e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.
Compétence
Pour déterminer la norme d'examen à appliquer, une cour de justice ou un groupe spécial
appelé à examiner une décision doit établir une distinction entre les questions relatives aux
limites de la compétence du tribunal concerné et celles qui relèvent de la compétence de celui-ci14
. Les questions qui concernent la compétence d'un tribunal et celles qui relèvent de sa
compétence sont assujetties à des critères d'examen différents.
Pour déterminer si une question donnée concerne la compétence d'un tribunal ou relève
de sa compétence, la cour de justice se posera la question suivante : "Le législateur a-t-il voulu
qu'une telle matière relève de la compétence conférée au tribunal?" 15. Pour répondre à cette
question, il est nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle dans le cadre
de laquelle le tribunal de révision ou, en l'espèce, le Groupe spécial, doit examiner :
... non seulement le libellé de la disposition législative qui confère la compétence
au tribunal administratif, mais également l'objet de la loi qui crée le tribunal, la
raison d'être de ce tribunal, le domaine d'expertise de ses membres, et la nature du
problème soumis au tribunal . 16
Cette analyse vise à déterminer si le législateur désirait que la question en litige soit
tranchée par le tribunal agissant dans les limites de sa compétence ou par les cours de justice . 17
Cette analyse fonctionnelle et pragmatique a été reprise dans de nombreuses décisions de la
Cour suprême du Canada et est une règle juridique établie au Canada18 . Afin d'appliquer la
norme d'examen appropriée, le présent Groupe spécial procédera à une analyse pragmatique et
fonctionnelle pour déterminer s'il s'agit d'une question qui concerne la compétence du tribunal
ou d'une question relevant de sa compétence.
Questions qui concernent la compétence d'un tribunal
Les questions qui concernent la compétence portent sur l'interprétation d'une disposition
législative délimitant les pouvoirs d'un tribunal. L'examen judiciaire se limitera aux erreurs de
compétence découlant d'une interprétation incorrecte de la disposition législative en question.
Si le Tribunal rend une décision fondée sur une appréciation erronée des limites de sa
compétence, la décision pourra faire l'objet d'une révision . 19
La norme d'examen applicable est la "justesse" de la décision du tribunal statuant sur sa
compétence20 . Le Groupe spécial doit déterminer si le Tribunal a bien appliqué la disposition
législative qui lui confère ses pouvoirs. Si la disposition a été bien appliquée, la décision
concernant les questions de compétence sera confirmée. Cependant, si le Tribunal a mal exercé
sa compétence, le Groupe spécial doit renvoyer l'affaire au Tribunal pour qu'il corrige l'erreur.
Questions qui relèvent de la compétence d'un tribunal
Erreurs de droit
Les erreurs de droit portent sur la façon dont le Tribunal interprète les pouvoirs dont il
est investi par la loi ou sur d'autres questions juridiques qui concernent les pratiques
antidumping et qui relèvent de sa compétence. Dans le cas des questions liées aux pratiques
antidumping et au préjudice, la loi habilitante du Tribunal est la LMSI . Avant la LMSI21, la Loi
antidumping22 de 1968 traitait des questions relatives au dumping et au préjudice et comportait
une disposition d'irrévocabilité et une clause privative en faveur du prédécesseur du Tribunal (le
Tribunal antidumping). Lorsque la LMSI a remplacé la Loi antidumping en 1984, la clause
privative a été supprimée, mais la disposition d'irrévocabilité est restée. Lorsque la LMSI a été
révisée à nouveau en 1993, la disposition d'irrévocabilité a été supprimée à son tour et une
disposition prévoyant le contrôle judiciaire des décisions du Tribunal a été ajoutée au
paragraphe 76(1).
Lorsqu'une loi habilitante renferme une clause privative générale, la norme d'examen
applicable aux erreurs de droit reprochées est celle de "l'erreur manifestement déraisonnable".
Selon cette norme, la décision d'un tribunal sera modifiée lorsqu'elle n'est pas rationnelle à
première vue :
Il ne suffit pas que la décision de la Commission soit erronée aux yeux de la cour
de justice; pour qu'elle soit manifestement déraisonnable, cette cour doit la juger
clairement irrationnelle . 23
L'applicabilité de la norme de l'erreur manifestement déraisonnable à l'égard des erreurs
de droit reprochées doit être réexaminée, étant donné que la LMSI ne renferme plus de clause
privative ni de disposition d'irrévocabilité. Le remplacement de ces dispositions par une
disposition prévoyant le contrôle judiciaire indique clairement que le législateur voulait que les
cours de justice fassent preuve de moins de retenue à l'égard des décisions du Tribunal . 24
Cependant, d'après certaines décisions récentes de la Cour suprême du Canada, le degré de
retenue judiciaire dont il convient d'user à l'égard des décisions d'un tribunal administratif n'est
pas déterminé nécessairement par l'absence de clause privative, mais par l'examen du champ
d'expertise du tribunal, replacé dans son contexte.
Dans l'arrêt Mossop, le juge La Forest s'est exprimé en ces termes :
... même en l'absence d'une clause privative, les cours de justice feront preuve d'une
grande retenue [à l'endroit des organismes hautement spécialisés] relativement à des
questions de droit relevant de l'expertise de ces organismes en raison du rôle et des
fonctions qui leur sont conférés par leur loi constitutive25 ...
Dans l'arrêt Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d'Amérique, section locale 579
c. Bradco Construction Ltd.26 , le juge Sopinka a commenté les facteurs à examiner pour
déterminer la norme d'examen :
La détermination de la norme d'examen appropriée consiste donc dans une large
mesure à interpréter ces dispositions législatives dans le contexte de la politique
relative à la retenue judiciaire.
Les dispositions législatives en question doivent s'interpréter en fonction de la
nature du tribunal particulier dont il s'agit et du type de questions dont il peut
connaître. Dans cette optique, la cour doit déterminer quelle norme d'examen le
législateur a-t-il voulu rendre applicable à la décision particulière en cause, en
tenant compte du principe énoncé par notre Cour, selon lequel, dans le cas de
tribunaux spécialisés, il y a lieu de faire preuve de retenue à l'égard des décisions
qu'ils rendent sur les questions qui leur sont soumises en raison de leur expertise . 27
Dans la décision Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), la Cour
a statué que le degré de retenue variait en fonction d'une gamme de normes allant de celle de
la décision manifestement déraisonnable à celle de la décision correcte28 . Pour ce qui est des
décisions manifestement déraisonnables, qui appellent la plus grande retenue, ce sont les cas où
un tribunal protégé par une clause privative rend une décision qui relève de sa compétence et
où il n'existe aucun droit d'appel. Quant aux décisions correctes, où l'on est tenu à une moins
grande retenue, ce sont les cas où un droit d'appel est prévu par la loi. Cependant, la Cour
suprême a dit ce qui suit :
[M]ême lorsqu'il n'existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit
d'appel, le concept de la spécialisation des fonctions exige des cours de justice
qu'elles fassent preuve de retenue envers l'opinion du tribunal spécialisé sur des
questions qui relèvent directement de son champ d'expertise . 29
Dans la présente affaire, la décision du Tribunal n'est pas protégée par une clause
privative, mais n'est pas assujettie non plus à un droit d'appel. Le seul droit prévu est celui du
contrôle judiciaire qui est énoncé au paragraphe 76(1) de la LMSI. La norme d'examen
applicable en l'espèce se situe entre les deux extrêmes. Compte tenu de ce qui précède, il est
nécessaire d'examiner la mission que le législateur a confiée au Tribunal ainsi que son champ
d'expertise pour déterminer le degré de retenue approprié.
Le Tribunal est habilité à mener des enquêtes concernant les questions liées aux intérêts
commerciaux du Canada et à entendre les plaintes déposées par les producteurs nationaux . 30
En outre, le Tribunal peut entendre les appels sur les conclusions de préjudice et, en vertu des
articles 42 et 43 de la LMSI, il doit déterminer si le dumping des marchandises en question a
causé, cause ou est susceptible de causer un préjudice sensible au marché national.
La Cour suprême du Canada a statué que le Tribunal est un organisme administratif
spécialisé dont le champ d'expertise visait les questions touchant le dumping, le préjudice et
l'industrie régionale31 . Les questions que le Tribunal a examinées en l'espèce relèvent
directement de son champ d'expertise. Compte tenu de l'intention du législateur qui découle de
l'évolution susmentionnée de la LMSI ainsi que des décisions antérieures rendues par les cours
de justice canadiennes et les groupes spéciaux, le Groupe spécial fera preuve d'une grande
retenue à l'égard des conclusions du Tribunal sur les questions de droit . 32
Erreurs de fait
L'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale énonce qu'une décision d'un tribunal sur
des questions de fait peut être examinée lorsque le Tribunal "a rendu une décision ou une
ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou
sans tenir compte des éléments dont il dispose" . 33
Compte tenu de cette disposition, la norme d'examen relative aux questions de fait est un
degré de retenue très élevé. Le Groupe spécial prend acte de la récente décision que la Cour
d'appel fédérale a rendue dans l'affaire Stelco Inc. c. Canada (Tribunal canadien du commerce
extérieur)34 , où elle a statué qu'elle ne voyait aucune différence pratique entre la norme énoncée
à l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale et celle de la décision manifestement
déraisonnable.
Le Groupe spécial prend également acte de la décision que la Cour suprême du Canada
a rendue dans l'affaire Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et
apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740 ("Lester")35 où,
appelée à réviser une décision du Newfoundland Labour Relations Board concernant la
succession d'entreprises, elle a formulé les commentaires suivants :
S'il existe un élément de preuve susceptible d'appuyer une conclusion reconnaissant
l'existence de l'obligation du successeur, la Cour maintiendra la décision de la
Commission même si cette décision ne correspond pas à la conclusion qu'aurait
tirée la Cour. Par contre, en l'absence de tels éléments de preuve, la décision doit
être annulée . 36
Conformément à la norme énoncée dans l'arrêt Lester, le présent Groupe spécial modifiera
la décision du Tribunal uniquement "[s]i les éléments de preuve, perçus de façon raisonnable,
ne peuvent étayer les conclusions de fait..." . 37
Le Groupe spécial ne reconsidérera pas la preuve dont le Tribunal était saisi38 . Cependant,
il s'assurera que la décision du Tribunal est fondée sur les éléments de preuve dont celui-ci
disposait.
QUESTIONS EN LITIGE
I. Le Tribunal a-t-il la compétence voulue pour statuer sur l'existence d'une industrie
régionale dans le cadre d'un réexamen?
Le Groupe spécial doit trancher deux questions au sujet de la norme d'examen à
appliquer : d'abord, le Tribunal a-t-il la compétence voulue pour statuer sur l'existence d'un
marché régional dans le cadre d'un réexamen et, dans l'affirmative, l'application des critères
relatifs au marché régional est-elle une question qui concerne la compétence?
Les plaignantes soutiennent que la question de savoir si le Tribunal peut tenir compte des
dispositions de l'article 4 du Code antidumping dans le contexte d'un réexamen sous le régime
de l'article 76 de la LMSI est une question concernant la compétence et à laquelle le tribunal doit
répondre correctement. Le Groupe spécial souligne que le Tribunal a reconnu qu'il s'agit d'une
question concernant la compétence . 39
Les plaignantes reprochent au Tribunal d'avoir commis une erreur en se prononçant à
nouveau sur l'existence d'une "industrie régionale" dans le cadre du réexamen qu'il a fait en
application du paragraphe 76(2) de la LMSI40 et du paragraphe 4(1) du Code antidumping . 41
Elles font valoir essentiellement que ni la LMSI ni le Code antidumping ne confèrent au Tribunal
la compétence voulue pour rendre une décision de cette nature, sauf dans le cadre d'une enquête
initiale sur le préjudice.
Le Groupe spécial estime que le Tribunal a eu raison de conclure qu'il pouvait revoir la
question de l'existence d'une industrie régionale dans le cadre d'un réexamen. Selon le Groupe
spécial, le Tribunal était habilité à le faire et il a considéré à bon droit l'existence d'une industrie
régionale comme la question préliminaire à trancher dans le cadre de son réexamen pour les
raisons qui suivent.
Aux termes de la LMSI, le Tribunal, dans certains cas précis, doit mener une enquête pour
déterminer si le dumping a causé, cause ou est susceptible de causer un préjudice sensible à une
industrie nationale42 . L'expression "préjudice sensible" est définie dans la LMSI comme un
préjudice sensible causé à la production au Canada de marchandises similaires43 . Selon la LMSI,
le Tribunal doit également tenir compte des dispositions du paragraphe 4(1) du Code
antidumping lorsqu'il entreprend une analyse du préjudice sensible causé par le dumping ou le
subventionnement de marchandises à la production au Canada de marchandises similaires44 . Le
paragraphe 4(1) du Code antidumping énonce les circonstances dans lesquelles le Tribunal peut
conclure à l'existence d'une industrie nationale ou d'une "branche de production nationale"
définie comme "l'ensemble des producteurs nationaux de produits similaires ou de ceux d'entre
eux dont les productions additionnées constituent une proportion majeure de la production
nationale de ces produits..." 45. Le Code antidumping autorise également le Tribunal, dans
certaines circonstances, à conclure à l'existence d'une industrie régionale et à se fonder sur cette
conclusion pour déterminer si un préjudice sensible est causé :
[D]ans des circonstances exceptionnelles, le territoire d'une Partie pourra, en ce qui
concerne la production en question, être divisé en deux ou plusieurs marchés compétitifs et les
producteurs à l'intérieur de chaque marché pourront être considérés comme constituant une
branche de production distincte si a) les producteurs d'un tel marché vendent la totalité ou la
quasi-totalité de leur production du produit en question sur ce marché, et si b) la demande sur
ce marché n'est pas satisfaite dans une mesure substantielle par les producteurs du produit en
question implantés dans d'autres parties du territoire. Dans de telles circonstances, il pourra être
constaté qu'il y a préjudice même s'il n'est pas causé de préjudice à une proportion majeure de
la branche de production nationale totale, à la condition qu'il y ait une concentration
d'importations faisant l'objet d'un dumping sur un de ces marchés isolés, et qu'en outre les
importations faisant l'objet d'un dumping causent un préjudice aux producteurs de la totalité ou
de la quasi-totalité de la production à l'intérieur de ce marché . 46
Après avoir conclu initialement à l'existence d'un préjudice sensible causé à un marché
national ou régional, le Tribunal est autorisé à réexaminer cette conclusion comme suit :
Le Tribunal peut de sa propre initiative ou à la demande du sous-ministre, de toute autre
personne ou d'un gouvernement, réexaminer une ordonnance ou des conclusions rendues en
vertu des articles 3 à 6 et à cette fin, accorder une nouvelle audition sur toute question47 (non
souligné dans l'original).
Le libellé du paragraphe 76(2) de la LMSI ne restreint aucunement le pouvoir de révision
du Tribunal. Toutefois, les plaignantes allèguent que, étant donné que l'objectif premier de la
LMSI est de protéger l'industrie nationale d'un préjudice sensible pouvant être causé par des
marchandises sous-évaluées ou subventionnées, le Tribunal n'a pas la compétence voulue, dans
le cadre d'un réexamen, pour déterminer à nouveau si une industrie régionale existe. Selon les
plaignantes, le paragraphe 76(5) de la LMSI prévoit que, lorsque le Tribunal a conclu
initialement à l'existence d'un préjudice sensible, les producteurs nationaux bénéficient d'une
période de protection contre le dumping de cinq ans qui leur permettra d'adopter des mesures
de rationalisation, d'améliorer leur efficacité et d'accroître leur compétitivité à l'échelle
internationale. Toujours selon les plaignantes, l'objectif principal de la LMSI ne serait pas atteint
si les producteurs nationaux étaient tenus, tout au long de la période de cinq ans, de respecter
toutes les exigences applicables à une industrie régionale aux termes du paragraphe 4(1) du
Code antidumping. Les plaignantes ajoutent que cette obligation irait à l'encontre des usages
antérieurs du Tribunal, tel qu'il est mentionné dans les affaires Fours à micro-ondesde
comptoir48 et Oignons jaunes49 . De plus, les plaignantes soutiennent qu'il est illogique
d'appliquer les exigences du paragraphe 4(1) dans le cadre d'un réexamen, car, par suite de la
conclusion initiale quant à l'existence d'un préjudice sensible, l'imposition de droits antidumping
définitifs a naturellement atténué, du moins dans une certaine mesure, le préjudice subi par
l'industrie nationale. Par conséquent, le Tribunal devait trancher deux grandes questions dans
le cadre de son réexamen : (1) la vulnérabilité de la production au Canada à une reprise du
dumping et (2) la propension à la reprise du dumping ou les chances que le dumping reprenne.
De l'avis des plaignantes, le Tribunal a commis une erreur en omettant d'examiner ces deux
questions.
Le Groupe spécial n'est pas convaincu du bien-fondé des arguments des plaignantes.
D'abord, selon le sens ordinaire du paragraphe 76(5), il n'existe aucun délai de grâce de cinq ans
courant à compter du réexamen par le Tribunal des ordonnances ou des conclusions qu'il a
rendues. Cette disposition énonce qu'une conclusion relative à l'existence d'un préjudice sensible
demeurera en vigueur uniquement "à défaut de réexamen aux termes du paragraphe (2)..." . 50
En outre, selon l'alinéa 42(3)a) de la LMSI, "en examinant les questions relatives à la production
ou à la mise en production de marchandises au Canada...", le Tribunal tient compte du
paragraphe 4(1) du Code antidumping, s'il s'agit d'un dumping51 (non souligné dans l'original).
Cette disposition énonce, notamment, les circonstances dans lesquelles le Tribunal peut conclureà
l'existence d'une industrie régionale 52 . Par conséquent, compte tenu du sens ordinaire des
dispositions pertinentes de la LMSI et du Code antidumping, le Groupe spécial conclut que ces
textes législatifs ne renferment aucune disposition restreignant le pouvoir du Tribunal de
réexaminer la question de l'existence d'une industrie régionale.
En deuxième lieu, le Groupe spécial est d'avis que les décisions des groupes spéciaux
invoquées par les plaignantes ne permettent pas de dire que le Tribunal n'a pas la compétence
voulue pour tenir une nouvelle audition au sujet de l'existence d'une industrie régionale dans le
cadre d'un réexamen. La décision que le groupe spécial a rendue dans l'affaire Oignons jaunes
permet plutôt de dire que la question relative à l'existence d'un marché national ou régional est
une question préliminaire qui doit être tranchée avant les questions liées à l'existence d'un
préjudice sensible53 . Même si aucune des parties n'a contesté l'existence d'un marché régional,
le Tribunal s'est demandé, dans l'affaire Oignons jaunes, si les conditions énoncées à l'article 4
quant à l'existence d'un marché régional étaient établies avant de se prononcer sur la question
d'un préjudice sensible54 . Par ailleurs, l'autre décision qui a été rendue par un groupe spécial et
que les plaignantes ont invoquée (Fours à micro-ondes de comptoir) n'appuie pas leur thèse,
parce qu'elle portait sur une disposition différente du Code antidumping et sur une question tout
à fait différente . 55
Il appert de la décision que le Tribunal a prévenu les plaignantes, lorsqu'il a conclu
initialement à l'existence d'un préjudice sensible en 1991, qu'il envisageait la possibilité de
réexaminer ses conclusions plus tard, notamment en ce qui a trait à la question fondamentale de
l'existence d'une industrie régionale, si les changements anticipés, apportés au régime de
réglementation, "influai[en]t sur l'isolement du marché de la bière en Colombie-Britannique" . 56
Se fondant sur le paragraphe 76(2) de la LMSI, le Tribunal a mentionné dans sa décision qu'il
pouvait, de sa propre initiative, "accorder une nouvelle audition" sur la question relative à sa
conclusion antérieure d'une façon compatible avec les objectifs de la LMSI57 . En outre, comme
le Tribunal l'a déjà mentionné dans une décision antérieure, le principal objectif de la LMSI est
de "protéger les industries contre un dumping et un subventionnement préjudiciables tout en
remplissant les engagements que le Canada a pris en vertu du GATT relativement aux mesures
à prendre en cas de dumping et de subventionnement" . 58
Pour les motifs exposés ci-dessus, le Groupe spécial estime que le Tribunal a eu raison
de conclure qu'il avait le pouvoir, dans le cadre de son réexamen, de procéder à une nouvelle
audition sur toutes les questions liées à sa décision initiale quant à l'existence d'un préjudice
sensible et que, lors de cette nouvelle audition, il devait tenir compte des dispositions du
paragraphe 4(1) du Code antidumping pour déterminer s'il existait encore une industrie
régionale. Le Tribunal a donc eu raison de se demander si la situation du marché avait changé
depuis son enquête initiale et s'il y a lieu de ne plus considérer les producteurs nationaux comme
une industrie régionale au sens du Code antidumping.
Selon le paragraphe 4(1) du Code antidumping, le Tribunal doit déterminer, dans les cas
appropriés, si les producteurs nationaux devraient être considérés comme une "branche de
production" visée par les "circonstances exceptionnelles" énoncées au sous-alinéa (ii). Le
Tribunal doit trancher cette question préliminaire tant lors de son enquête initiale concernant
l'existence d'un préjudice sensible que lors d'un réexamen subséquent de cette même question.
Ainsi, dans le cadre d'un réexamen mené aux termes du paragraphe 76(2) de la LMSI, le
Tribunal doit se demander si la situation du marché a changé et s'il y a lieu de ne plus considérer
les producteurs nationaux comme une branche de production distincte.
II. Quelle est la norme d'examen pertinente quant à l'application des critères relatifs à
un marché régional?
Les plaignantes soutiennent que, même si le Tribunal peut réévaluer l'existence d'un
marché régional dans le cadre d'un réexamen, la détermination de l'existence d'une industrie
régionale aux termes de l'alinéa 42(3)a) de la LMSI et du paragraphe 4(1) du Code antidumping
est également une question qui concerne la compétence et au sujet de laquelle le Tribunal doit
rendre une décision correcte. Selon les plaignantes, le Tribunal doit déterminer si les critères
relatifs à un marché régional qui sont énoncés au sous-alinéa 4(1)(ii) sont respectés avant
d'invoquer sa compétence pour trancher la question du préjudice sensible. De l'avis des
plaignantes, l'alinéa 42(3)a) de la LMSI et le paragraphe 4(1) du Code antidumping définissent
la nature de la mission du Tribunal et concernent donc la compétence de celui-ci59 . Les
plaignantes invoquent la décision que le groupe spécial binational a rendue dans l'affaire Bière,
où il a dit ce qui suit :
Signalons pour commencer que nous examinons sous l'angle du critère d'exactitude,
expliqué précédemment, l'aspect de la décision du TCCE qui concerne la nature
isolée du marché, étant donné que le TCCE doit statuer sur cet aspect avant de
pouvoir trancher la question du préjudice sensible . 60
Le Groupe spécial prend acte de la récente décision que la Cour suprême du Canada a
rendue dans l'affaire Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail)61 .
Dans cette affaire, la Cour a réaffirmé que la distinction cruciale entre les questions de droit et
les questions de compétence ne dépend pas des questions qu'un tribunal décide d'examiner en
premier lieu et que les tribunaux devraient hésiter à qualifier une disposition de juridictionnelle,
sauf s'il est clair que tel est le cas.
Pour déterminer si l'existence d'une industrie régionale est une question qui concerne la
compétence du Tribunal ou une question qui relève de la compétence de celui-ci, il faut effectuer
l'analyse fonctionnelle et pragmatique décrite dans l'arrêt Bibeault62 . Le Groupe spécial doit
examiner le libellé de la disposition qui confère la compétence au Tribunal, l'objet de la loi
constitutive de celui-ci, la raison d'être du Tribunal, les champs d'expertise de ses membres et
la nature du problème dont il est saisi.
La LMSI est la loi qui permet au Tribunal de mener des enquêtes afin de déterminer si le
dumping de marchandises au Canada a causé, cause ou est susceptible de causer un préjudice
sensible à une industrie nationale. Le Tribunal mène également des enquêtes sur les plaintes
déposées par les producteurs nationaux et entend les appels sur les aspects des ordonnances
rendues aux termes de la LMSI qui concernent les droits antidumping et les droits
compensateurs. Les tâches du Tribunal ne se limitent pas à l'interprétation de la loi nationale.
L'alinéa 42(3)a) de la LMSI énonce que, dans un cas de dumping, dans l'examen des questions
liées à la production au Canada de toute marchandise, le Tribunal tient compte du paragraphe
4(1) du Code antidumping, qui énonce les critères relatifs à une industrie régionale.
Le Tribunal a été créé par la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur ("Loi
sur le TCCE")63 , qui lui permet de mener des enquêtes, d'examiner les plaintes déposées par des
producteurs nationaux et de statuer sur les appels touchant des questions de dumping et de
préjudice aux termes de l'article 16. En vertu de l'article 18, le Tribunal enquête et fait rapport
au gouverneur en conseil sur toute question touchant les intérêts économiques ou commerciaux
du Canada.
Selon l'article 17, le Tribunal est investi de toutes les attributions d'une cour d'archives,
lesquelles concernent les témoins, les pièces et l'exécution de ses ordonnances.
Le Tribunal est un organisme administratif chargé d'exercer des fonctions quasi judiciaires
et consultatives dans le domaine du commerce international. Dans l'arrêt National Corn
Growers Assn. c. Canada (Tribunal canadien des importations), le juge Wilson a commenté
à la page 1336 l'importance du rôle que les tribunaux spécialisés jouent aujourd'hui:
C'est là un processus [arriver à une compréhension plus subtile du rôle des
tribunaux administratifs] qui s'est traduit notamment par une reconnaissance accrue
de la part des cours de justice qu'il se peut qu'elles soient simplement moins en
mesure que les tribunaux ou organismes administratifs de statuer dans des domaines
que le Parlement a choisi de réglementer par l'intermédiaire d'organismes exerçant
un pouvoir délégué, comme, par exemple, les relations de travail, les
télécommunications, les marchés financiers et les relations économiques
internationales. Une gestion prudente de ces secteurs nécessite souvent le recours
à des experts ayant à leur actif des années d'expérience et une connaissance
spécialisée des activités qu'ils sont chargés de surveiller.
Les cours de justice ont également fini par se faire à l'idée qu'elles ne sont peut-être
pas aussi bien qualifiées qu'un organisme administratif déterminé pour donner à la
loi constitutive de cet organisme des interprétations qui ont du sens compte tenu
du contexte des politiques générales dans lequel doit fonctionner cet organisme . 64
Le Tribunal a été reconnu comme un organisme administratif dont le champ d'expertise
vise les questions liées aux pratiques antidumping, au préjudice et à d'autres aspects touchant
le commerce. Dans l'arrêt National Corn Growers, le juge Wilson a reconnu que le Tribunal
canadien des importations (prédécesseur de l'actuel Tribunal) était "composé d'experts qui sont
versés dans les complexités des relations commerciales internationales et dont les fonctions
consistent à entendre un nombre considérable de causes en matière commerciale..."65 . Les
groupes spéciaux binationaux ont également reconnu le champ d'expertise la compétence
spécialisée du Tribunal dans les affaires Produits en tôle d'acier résistant à la corrosion,
Produits plats de tôle d'acier au carbone laminés à chaud et Tôles d'acier laminées à froid . 66
Selon l'alinéa 42(3)a) de la LMSI, dans un cas de dumping concernant la production de
marchandises au Canada, le Tribunal doit tenir compte des dispositions du paragraphe 4(1) du
Code antidumping. Par conséquent, il appartient au Tribunal de déterminer si un marché est de
nature régionale. À cette fin, le Tribunal doit appliquer et interpréter certaines dispositions
législatives et ententes internationales concernant la nature de l'industrie régionale et analyser
des données économiques factuelles concernant les importations et les exportations d'un produit
donné sur un marché régional. L'application des critères relatifs aux marchés régionaux qui sont
énoncés au paragraphe 4(1) du Code antidumping n'est pas une question juridique générale,
mais porte plutôt sur le champ d'expertise du Tribunal. À l'inverse, pour examiner la décision
qu'a rendue le Tribunal au sujet de l'existence d'une industrie régionale en fonction de la norme
de la justesse de la décision, la cour de justice ou le groupe spécial serait tenu de répondre à des
questions pour lesquelles il n'est pas préparé. Dans l'arrêt National Corn Growers, Madame le
juge Wilson a commenté comme suit l'intervention des cours de justice à l'égard des décisions
rendues par un tribunal administratif spécialisé :
Compte tenu de l'extrême complexité du commerce international et étant donné la
décision non équivoque du législateur de constituer un tribunal chargé de régler les différends
surgissant dans ce contexte, il sied fort mal que les cours de justice s'avisent d'apprécier le bien-fondé
des conclusions du Tribunal quant aux circonstances dans lesquelles le gouvernement peut
riposter aux subventions auxquelles a recours un autre pays. Si les cours de justice devaient
prendre sur elles de procéder régulièrement à des examens détaillés de ces décisions, l'efficacité
et l'autorité du Tribunal seraient en fait bien vite minées . 67
Après avoir examiné la sphère du droit commercial international, la nature spécialisée des
fonctions du Tribunal ainsi que la nature du problème dont celui-ci était saisi, le Groupe spécial
conclut que le Parlement avait l'intention de confier au Tribunal plutôt qu'aux cours de justice
le soin de déterminer l'existence d'une industrie régionale. Par conséquent, la conclusion du
Tribunal sur cette question est une décision qui relève carrément de sa compétence et de son
champ d'expertise et qui appelle la grande retenue de la part du Groupe spécial.
Le Groupe spécial reconnaît que cette dernière conclusion contredit apparemment la
décision antérieure qu'un autre groupe spécial a rendue dans l'affaire Bière. Cependant, dans
cette dernière affaire, les récents jugements canadiens dans lesquels l'analyse pragmatique et
fonctionnelle a été adoptée de façon uniforme n'avaient pas été portés à la connaissance du
groupe spécial. C'est pourquoi il est permis de ne pas tenir compte de la décision rendue dans
l'affaire Bière.
III. Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que la Colombie-Britannique ne
constitue plus un marché régional de la bière conditionnée?
A. Conclusion relative à l'existence d'un marché régional (exportations)
Le sous-alinéa 4(1)(ii) du Code antidumping énonce que, pour qu'un tribunal conclue à
l'existence d'un marché régional, deux critères doivent être établis . 68
Selon le premier critère, qui concerne les exportations, les producteurs du marché doivent
vendre la totalité ou la quasi-totalité de leur production du produit en question sur ce marché.
Selon le second critère, qui concerne les importations, la demande sur ce marché ne doit pas être
satisfaite dans une mesure substantielle par les producteurs du produit en question implantés
dans d'autres parties du territoire.
Si l'un ou l'autre de ces critères n'est pas établi, il ne peut y avoir de marché régional.
Les plaignantes soutiennent qu'en concluant que la Colombie-Britannique ne constitue
plus un marché régional de la bière conditionnée, le Tribunal
a) a commis une erreur de droit en ignorant les décisions antérieures qu'il avait
rendues et selon lesquelles il était possible de conclure que les critères propres à un
marché régional qui sont énoncés au paragraphe 4(1) du Code antidumping étaient
respectés lorsque les mouvements commerciaux atteignaient environ 20 p. 100;
b) a commis une erreur de droit en ignorant la preuve non contredite qui a établi
que les récentes données sur les exportations dépeignaient un phénomène
temporaire lié au lancement d'une nouvelle bière qui nécessitait l'application de
nouvelles techniques précises;
c) a commis une erreur en se fondant sur des facteurs non pertinents liés à
l'Accord intergouvernemental de 1991, au Mémorandum d'accord États-Unis-Canada
("Mémorandum"), à l'Entente de principe et à l'Accord sur le commerce
intérieur.
Le critère de " "la totalité ou la quasi-totalité" "
Selon le paragraphe 4(1) du Code antidumping, pour qu'il soit possible de conclure à
l'existence d'un marché régional, il faut, notamment, que les producteurs du marché vendent la
totalité ou la quasi-totalité de leur production du produit en question sur ce marché. La LMSI
et l'article 4 du Code antidumping ne renferment aucun critère permettant de déterminer ce qui
constitue la totalité ou la quasi-totalité de la production du produit en question.
L'avocat des plaignantes a fait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en
appliquant et en interprétant de façon erronée ses propres décisions antérieures. Selon l'avocat,
ces décisions permettent de dire que le critère de la totalité ou de la quasi-totalité peut être établi
lorsque les exportations de la production atteignent environ 20 p. 100. Les plaignantes se
fondent sur des décisions telles les affaires Chou-fleur frais69 et Barres d'armature70 pour
soutenir que le seuil des exportations permises dans un marché régional s'établit à environ 20
p. 100. Elles ajoutent que l'omission par le Tribunal de suivre ou même d'examiner ses propres
décisions antérieures établissant ce seuil constitue une erreur susceptible de révision.
À la page 20 de la décision, le Tribunal mentionne qu'il a réexaminé les causes relatives
à l'industrie régionale que lui et ses prédécesseurs avaient entendues et il ajoute que "jamais dans
une cause portant sur des mouvements de marchandises à destination et à partir d'un marché de
l'envergure de ceux visés par le présent réexamen n'a-t-on conclu à l'existence d'une industrie
régionale". Le Groupe spécial a également examiné les causes que les plaignantes ont citées.
Même si ces décisions indiquent que, d'après le Tribunal, des exportations de plus de 20 p. 100
ne respectent pas le critère de la totalité ou de la quasi-totalité, elles démontrent également que
le Tribunal n'a pas élaboré une règle stricte de 20 p. 100 qui sera appliquée de façon
automatique ou uniforme.
Les décisions antérieures du Tribunal n'exigent nullement l'application d'une formule
mathématique71 . Les plaignantes l'ont reconnu au cours de leur plaidoirie lorsqu'elles ont
mentionné que [TRADUCTION] "la norme de 20 p. 100 est une norme très générale et n'est
pas un chiffre magique" 72. Tel qu'il est mentionné plus haut, la norme d'examen applicable à
l'interprétation du droit par le Tribunal est celle de la plus grande retenue. Le Tribunal n'a pas
rendu une décision contraire aux règles du droit pour la simple raison qu'il a omis d'appliquer
un critère proportionnel à l'intérieur d'un éventail spécifique.
Le Tribunal n'applique pas automatiquement et dans tous les cas des pourcentages fixes
de façon à restreindre son pouvoir discrétionnaire. Il examine chaque cas à la lumière de la
situation qui le caractérise. "[L]es éléments de preuve au dossier indiquent que l'industrie de la
bière de la Colombie-Britannique a écoulé respectivement 24 p. 100 et 22 p. 100 de sa
production de bière conditionnée dans d'autres provinces en 1992 et 1993"73 . Par ailleurs,
"[L]'industrie de la Colombie Britannique a vendu respectivement "5 p. 100 et 7 p. 100" de sa
production de bière conditionnée dans d'autres provinces en 1990 et 1991"74 . Ces données
dépassaient le pourcentage de 20 p. 100 proposé par les plaignantes pour au moins deux des
années que le Tribunal a examinées. Selon le Groupe spécial, le Tribunal a examiné ses
décisions antérieures, mais s'est fondé sur les éléments de preuve particuliers dont il était saisi
pour conclure que le critère de la "totalité ou de la quasi-totalité" n'avait pas été établi en
l'espèce.
Nature temporaire des exportations
Les plaignantes font ensuite valoir que le Tribunal n'a pas examiné leur argument selon
lequel les récentes importations et exportations sur le marché de la Colombie-Britannique étaient
un phénomène transitoire et temporaire lié au lancement de la "bière pression" et de la bière de
type "ice", qui nécessitaient toutes deux de nouvelles techniques. Les plaignantes ont soutenu
qu'il n'était nullement prouvé que ce phénomène se reproduirait et que les mouvements se
maintiendraient au niveau qu'ils avaient atteint en 1992 et 1993. Au soutien de cette prétention,
l'avocat des plaignantes a cité les statistiques relatives au deuxième trimestre de 1994, qui
indiquaient que les exportations de bière conditionnée depuis la Colombie-Britannique avaient
baissé par rapport à celles de la même période en 1993. Selon les plaignantes, ces données
indiquent que le niveau élevé des mouvements, lequel était attribuable au changement
technologique, avait baissé.
Le Tribunal a reçu après l'audience, comme il l'avait demandé, les données relatives au
deuxième trimestre de l'année 1994. Toutes les parties ont eu la possibilité de formuler des
commentaires à ce sujet. Les plaignantes allèguent que ces données indiquent une baisse
importante des exportations par rapport au même trimestre de 1993. Elles ajoutent que la
proportion élevée d'exportations était un phénomène temporaire causé par le lancement de ce
qu'elles ont appelé des bières nécessitant l'application de nouvelles techniques et que ces données
indiquaient également une tendance à la baisse des exportations en dehors du marché de la
Colombie-Britannique.
Le Groupe spécial constate que les données relatives au premier trimestre de 1994
indiquent un accroissement important des exportations par rapport à celles du même trimestre
de l'année précédente, bien qu'il y ait eu diminution au cours du deuxième trimestre de 1994 par
rapport à celui de 1993. Le Groupe spécial constate également que le Tribunal n'a pas tenté de
fonder sa conclusion quant au maintien des mouvements commerciaux interprovinciaux sur un
trimestre précis, mais qu'il a plutôt dit qu'il avait examiné les données relatives aux exportations
pour les années 1992, 1993 et le premier trimestre de 1994. Comme il l'a déjà souligné, le
Groupe spécial fera montre d'une grande retenue à l'égard des conclusions de fait du Tribunal.
Nous ne sommes pas prêts à modifier la conclusion du Tribunal pour le motif que celui-ci n'a
pas commenté de façon spécifique un trimestre donné, bien qu'il s'agisse du plus récent, pour
conclure que la tendance du commerce interprovincial de la bière est susceptible de se maintenir.
De plus, le Groupe spécial a examiné les éléments de preuve dont le Tribunal disposait
pour évaluer l'argument des plaignantes quant à l'absence d'éléments de preuve lui permettant
de conclure que cette tendance est susceptible de se maintenir. De l'avis du Groupe spécial, le
Tribunal disposait d'éléments de preuve suffisants pour en arriver aux conclusions
susmentionnées . 75
Le Tribunal a rejeté l'argument des plaignantes selon lequel l'accroissement du commerce
de la bière conditionnée devrait être considéré comme un phénomène temporaire découlant
principalement du lancement de nouvelles bières, comme la bière pression de type "genuine" et
la bière de type "ice", qui exigeaient le recours à de nouvelles techniques de brassage. Il appert
d'un examen du dossier qu'il existait des éléments de preuve sur lesquels le Tribunal pouvait se
fonder pour rejeter cet argument et pour conclure comme suit : "Le fait que le lancement de
nouveaux produits soit tout à fait normal dans l'industrie du brassage, ainsi que la méthode
d'établissement de la production de nouveaux produits, laissent à entendre que la tendance du
commerce interprovincial de la bière est susceptible de se maintenir" . 76
Ententes commerciales internationales et interprovinciales
Les plaignantes soutiennent que le Tribunal a invoqué des facteurs non pertinents et tiré
des conclusions douteuses en ce qui a trait aux aspects de sa décision qui sont fondés sur
l'Accord intergouvernemental de 1991, le Mémorandum, l'Entente de principe ou l'Accord sur
le commerce intérieur. De l'avis des plaignantes, il existait au dossier des éléments de preuve
non controversés indiquant que l'Accord intergouvernemental de 1991 n'a pas eu pour effet
d'accroître le commerce interprovincial de la bière. Toujours selon les plaignantes, le Tribunal
a invoqué des facteurs non pertinents lorsqu'il s'est fondé sur le Mémorandum et sur l'Entente
de principe, car ces ententes concernent le commerce entre le Canada et les États-Unis et non
le commerce interprovincial. Enfin, les plaignantes soutiennent que le Tribunal a commis une
erreur en fondant sa décision en partie sur l'Accord sur le commerce intérieur, qui n'était pas
encore en vigueur.
De l'avis du Groupe spécial, le Tribunal a fait allusion à ces ententes non pas tant en raison
des conséquences directes qu'elles avaient sur les mouvements de marchandises, mais plutôt
parce qu'il a constaté qu'elles avaient incité la British Columbia Liquor Distribution Branch
(direction générale de la distribution des alcools) à assouplir les exigences relatives au commerce
interprovincial et international de la bière. Le Tribunal reconnaissait ainsi l'existence d'un
contexte de réglementation plus libre et plus souple découlant du fait que les divers
gouvernements avaient conclu des ententes visant à réduire leurs obstacles commerciaux. À la
page 20 de la décision, le Tribunal s'est exprimé en ces termes :
Le Tribunal est d'avis que la conclusion des divers accords interprovincial et
international mentionnés concernant le commerce de la bière a largement incité la
DGDA à assouplir les restrictions relatives au commerce interprovincial et
international de la bière. Cet assouplissement a par la suite favorisé un regain du
commerce interprovincial de la bière conditionnée, tant à destination qu'à partir de
la Colombie-Britannique.
Au soutien de son opinion, le Tribunal a cité des extraits de la transcription de l'audience
publique et de l'audience à huis clos tenues devant lui. Après avoir examiné les transcriptions,
nous sommes d'avis que le Tribunal disposait d'éléments de preuve lui permettant de statuer que
la conclusion des divers accords interprovinciaux et internationaux concernant le commerce de
la bière a incité la DGDA à assouplir les restrictions relatives au commerce interprovincial et
international de la bière77 . Cette preuve permet de conclure que l'assouplissement est l'une des
causes de l'accroissement du commerce interprovincial de la bière conditionnée à destination et
à partir de la Colombie-Britannique.
Le Tribunal est un organisme spécialisé chargé d'évaluer la preuve, de tirer des
conclusions de fait et de faire des déductions à partir de la preuve dans le contexte du commerce
international. Compte tenu du champ d'expertise du Tribunal et de la norme d'examen appliquée
aux conclusions de fait, le Groupe spécial ne reconsidérera pas la preuve et ne remplacera pas
l'opinion du Tribunal par sa propre opinion sur les questions susmentionnées que les plaignantes
ont soulevées.
B. Conclusion relative à l'existence d'un marché régional (importations)
Tel qu'il est mentionné ci-dessus à l'égard des exportations, pour qu'il soit possible de
conclure à l'existence d'une industrie régionale, les critères relatifs aux exportations et aux
importations doivent être respectés tous les deux. Si l'un ou l'autre de ces critères n'est pas
établi, il n'existe pas d'industrie régionale.
Les plaignantes font valoir que, pour déterminer si un marché régional donné est alimenté
"dans une mesure substantielle" par les importations, celles-ci doivent être évaluées en fonction
de la demande régionale relative au produit national et non en fonction de l'ensemble de la
demande régionale. Elles ajoutent que le Tribunal n'a pas fait cette évaluation en l'espèce et qu'il
a mal interprété les décisions qu'il avait lui-même rendues au sujet des importations, de sorte
qu'il a mal appliqué le critère de la "mesure substantielle" dans le présent litige.
Pour sa part, le Tribunal soutient que la LMSI et le Code antidumping ne renferment
aucun critère concernant le sens des mots "mesure substantielle" et que, par conséquent, la
détermination du niveau de commerce nécessaire pour que ce critère soit respecté relève
strictement de la compétence et du champ d'expertise du Tribunal. Pour conclure que le critère
de la "mesure substantielle" n'avait pas été établi, le Tribunal a constaté que "[P]our ce qui est
des ventes de bière conditionnée produite par des brasseurs canadiens établis à l'extérieur de la
Colombie-Britannique, les éléments de preuve révèlent qu'après 1991, ces ventes ont augmenté
de façon importante année après année, tant sur le plan du volume que sur celui du pourcentage
de la part du marché de la Colombie-Britannique "78. Le Tribunal a mentionné qu'il n'y avait
aucune cause portant sur des mouvements de marchandises de l'envergure de ceux qui sont visés
par le présent examen dans lesquelles on a conclu à l'existence d'une industrie régionale.
Les brasseurs américains allèguent que le Parlement n'a fourni aucune définition ni donnée
numérique servant à interpréter le sens des mots "mesure substantielle". L'interprétation est
laissée au Tribunal dans chaque cas précis. Par conséquent, les brasseurs font valoir que le
Tribunal n'a pas eu tort de conclure que la demande sur le marché était satisfaite dans une
mesure substantielle par des producteurs implantés à l'extérieur de la Colombie-Britannique.
Le Tribunal s'est déjà prononcé sur la question de savoir si les importations étaient
substantielles pour déterminer si une industrie régionale existait. Dans l'affaire Urée solide79 ,
le Tribunal canadien des importations (TCI) a conclu que les envois d'urée solide produite dans
l'Ouest du Canada représentaient 11,5 p. 100 du marché de l'Est du Canada, soit l'ensemble du
marché régional. En se fondant sur cette constatation, le Tribunal a conclu comme suit :
La demande de ce produit dans l'Est était satisfaite dans une mesure substantielle
par les producteurs de l'Ouest, ce qui n'est pas le cas de la demande totale sur ce
marché . 80
Cela signifie que les envois d'urée solide de l'Ouest du Canada représentaient 11,5 p. 100
de l'ensemble de la demande dans l'Est du Canada (c'est-à-dire les produits nationaux ainsi que
les importations) et n'ont pas été considérés comme "substantiels" par rapport à l'ensemble de
la demande. Cependant, une fois que les importations ont été éliminées (ce qu'il faut faire aux
termes du sous-alinéa 4(1)(ii) pour arriver à un pourcentage de la demande régionale relative
aux produits nationaux), les envois d'urée solide de l'Ouest canadien à destination de l'Est du
Canada ont été considérés comme des envois substantiels, même si cette donnée n'a pas été
publiée dans la décision.
Dans l'affaire Barres d'armature81 , le TCI a évalué les importations en fonction de
l'ensemble du marché régional et a conclu que les envois des marchandises en question par les
autres producteurs canadiens représentaient de 20 p. 100 à 27 p. 100 de l'ensemble du marché.
Les ventes attribuées aux importations n'ont cependant pas été retranchées de cette donnée,
comme l'exige le sous-alinéa 4(1)(ii) du Code. Dans cette affaire, le TCI n'a fourni aucune
donnée indiquant la proportion de la demande régionale relative au produit national, qui est
pertinente pour l'application du critère de la "mesure substantielle". Même si aucune donnée n'aé
té fournie, le TCI a statué que les importations étaient substantielles82 et qu'il n'existait pas de
marché régional.
Dans le présent litige, le Tribunal a dit que, dans l'affaire Urée solide :
...le Tribunal canadien des importations a conclu qu'il n'existait pas de marché
régional parce que de l'urée solide a été importée sur le marché de la Colombie-Britannique,
à partir d'autres provinces, dans une proportion de 11,5 p. 100 . 83
Le Tribunal a ajouté que, dans l'affaire Barres d'armature :
... le Tribunal canadien des importations a conclu qu'il n'existait pas de marché isolé
parce qu'entre 20 et 27 p. 100 du marché des marchandises en question en
Colombie-Britannique étaient alimentés par la production originaire d'autres
provinces . 84
Les plaignantes allèguent que les énoncés qui précèdent sont erronés en droit. Le
Tribunal aurait mal interprété la décision rendue dans l'affaire Urée solide en sous-entendant que
le chiffre de 11,5 p. 100 correspondait à la part du marché régional se rapportant aux produits
nationaux fournis par d'autres provinces, alors qu'il s'agissait en réalité de la part du marché
régional relative aux produits nationaux (ainsi que les importations) provenant des autres
provinces. Dans l'affaire Barres d'armature, le Tribunal s'est fondé sur les pourcentages de 20
à 27 p. 100, qui représentent la part de la production provenant des autres provinces
comparativement à l'ensemble du marché de la Colombie-Britannique (y compris les
importations), plutôt que d'utiliser les données correspondant à la part du marché de la
Colombie-Britannique à l'égard du produit national (sans tenir compte des importations), comme
l'exige le sous-alinéa 4(1)(ii).
Les plaignantes font valoir que, tant dans l'affaire Urée solide que dans l'affaire Barres
d'armature, les données relatives aux importations en ce qui a trait à la demande régionale
relative au produit national sont plus élevées que les importations établies en l'espèce. D'après
le calcul des plaignantes, les importations dans l'affaire Urée solide représentent 29 p. 100 de
la demande régionale relative au produit national alors que, selon Heileman, ce pourcentage
atteint de 22 à 29 p. 10085 . Par conséquent, les plaignantes font valoir que le Tribunal a utilisé
des données erronées à des fins de comparaison avec les faits de la présente affaire et que, s'il
avait utilisé les bonnes données, il n'aurait pas conclu que la demande sur le marché régional en
Colombie-Britannique était alimentée dans une mesure substantielle par des producteurs
implantés à l'extérieur de la Colombie-Britannique.
Nous reconnaissons que le Tribunal a mal interprété ou appliqué les données tirées des
affaires Urée solide et Barres d'armature. Cependant, le Groupe spécial n'est pas certain des
conséquences de cette interprétation erronée sur la conclusion du Tribunal selon laquelle :
Jamais dans une cause portant sur des mouvements de marchandises à destination
et à partir d'un marché de l'envergure de ceux visés par le présent réexamen n'a-t-on
conclu à l'existence d'une industrie régionale. Dans la présente cause, compte tenu
d'un modèle constant de mouvements importants de la bière conditionnée à
destination et à partir de la Colombie-Britannique, le Tribunal est d'avis qu'il
n'existe plus d'industrie régionale de la bière conditionnée en Colombie-Britannique
. 86
Le Groupe spécial ne sait pas si le Tribunal a fondé sa conclusion au sujet des
importations sur les éléments de preuve dont il disposait et conclu que ces éléments ne
satisfaisaient pas au critère de la "mesure substantielle" ou s'il a tout simplement comparé le
niveau d'importations aux données qui ont été utilisées dans les affaires Urée solide et Barres
d'armature et qu'il a mal interprétées. De l'avis du Groupe spécial, le Tribunal ne s'est pas
conformé pleinement à l'obligation qui lui incombait, aux termes du paragraphe 45(1) de la
LMSI, de fournir "... son opinion, faits et motifs à l'appui...". En effet, les questions cruciales
ayant trait, notamment, à la détermination des importations et des exportations lorsqu'il s'agit
de statuer sur l'existence d'une industrie régionale doivent être examinées de façon suffisamment
approfondie pour que le Groupe spécial comprenne le raisonnement que le Tribunal a suivi pour
en arriver à ses conclusions.
D'une part, si la conclusion à laquelle le Tribunal en est arrivé au sujet des importations
est fondée sur la preuve dont il était saisi, il s'agit d'une conclusion qu'il pouvait tirer. La LMSI
et le législateur n'ont fourni aucun critère permettant de déterminer le sens des mots "dans une
mesure substantielle". En raison de l'absence de définition législative, le Tribunal doit déterminer
quelle est l'ampleur des importations nécessaires pour satisfaire au critère de la "mesure
substantielle". Comme il devait le faire, le Tribunal a trouvé des éléments de preuve lui
permettant de conclure que les importations étaient substantielles87 , mais le lien entre cette
preuve et la décision du Tribunal n'est pas indiqué clairement.
D'autre part, si le Tribunal a comparé les importations aux données qui ont été utilisées
dans les affaires Urée solide et Barres d'armature et qu'il a mal interprétées ou appliquées pour
en arriver à sa conclusion, il s'agit d'une erreur de droit qui justifie l'intervention d'un groupe
spécial chargé d'examiner la décision.
Quoi qu'il en soit, le Groupe spécial est d'avis que l'incertitude entourant la décision du
Tribunal au sujet des importations n'est pas importante pour le résultat. En effet, le critère
relatif à l'existence d'un marché régional est conjonctif. Tant les conclusions du Tribunal
concernant les importations que celles qui portent sur les exportations doivent être susceptibles
de révision pour qu'il soit possible de conclure qu'une erreur importante entache la détermination
par le Tribunal de l'inexistence d'un marché régional. Étant donné qu'aucune erreur susceptible
de révision n'a été commise au sujet des exportations, il n'est pas nécessaire de renvoyer l'affaire
devant le Tribunal. Puisque le Tribunal a conclu que les producteurs nationaux ne constituaient
plus une industrie régionale et qu'il disposait d'éléments de preuve pour en arriver aux
conclusions qu'il a tirées au sujet des importations et des exportations, il n'a pas commis d'erreur
en refusant de se prononcer au sujet de la vulnérabilité au préjudice et de la propension à la
reprise du dumping.
CONCLUSION
Compte tenu de ce qui précède, le Groupe spécial confirme par les présentes la décision
du Tribunal et ordonne au Secrétaire canadien du Secrétariat de l'ALÉNA de publier un avis des
mesures finales du Groupe spécial conformément à la Règle 77 des Règles des groupes
spéciaux (article 1904).
Signé dans l'original par :
Délivré le 15 novembre 1995.
1 Accord de libre-échange Nord-Américain.
2 Dossier administratif, vol. 1, à la p. 8.
3 L.R.C. [1985], ch. S-15, et ses modifications.
4 Voici le libellé du paragraphe 76(2) :
Le Tribunal peut, de sa propre initiative ou à la demande du sous-ministre, de toute autre personne ou d'un
gouvernement, réexaminer une ordonnance ou des conclusions rendues en vertu des articles 3 à 6 et à cette
fin, accorder une nouvelle audition sur toute question.
5 Décision, à la p. 16.
6 GATT, [1980] IBDD, 26 suppl., 35 sess. 171, article 4.1.
7 Décision, à la p. 16.
8 Id., à la p. 17.
9 Id., à la p. 19.
10 Id., à la p. 19.
11 L.R.C. [1985], ch. F-7 (et ses modifications).
12 Selon l'article 1911 de l'ALÉNA, les "principes juridiques généraux" comprennent des "principes tels que la
qualité pour agir, l'application régulière de la loi, les règles d'interprétation des lois, le principe dit mootness
et l'épuisement des recours administratifs.
13 Supra, note 11.
14 U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048 ("Bibeault").
15 Id., à la p. 1087.
16 Id., à la p. 1088.
17 Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, à la p. 179
("SRC").
18 Voir, par exemple, CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983 ("CAIMAW"); Canada
(Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614 ("AFPC n 1"); o
Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941 ("AFPC
n 2"); Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada, [1993] 2 R.C.S. 230 ("Dayco"); Canada (Procureur général) o
c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554 ("Mossop"); SRC, id.
19Bibeault, supra, note 14, p. 1086.
20 Voir, par exemple, Bibeault, supra, note 14; Dayco, supra, note 18; CAIMAW, supra, note 18; Syndicat
des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail, [1984]
2 R.C.S. 412 ("Syndicat"). Voir également Certains produits en tôle d'acier résistant à la corrosion
originaires ou exportés des États-Unis d'Amérique (Préjudice) (1995), CDA-94-1904-04 ("Produits en tôle
d'acier résistant à la corrosion"); Ficelle synthétique pour ramasseuse-presse avec une résistance à la
tension de 200 lb ou moins, originaire ou exportée des États-Unis d'Amérique (1995), CDA-94-1904-02
("Ficelle synthétique pour ramasseuse-presse"); La tôle en acier carbone laminé à chaud et la tôle en acier
haute résistance faiblement allié, traitée à chaud ou non, originaires ou exportées des États-Unis (1994),
CDA-93-1904-06 ("Tôle en acier carbone"); Certaines tôles d'acier laminées à froid originaires ou
exportées des États-Unis d'Amérique (Préjudice) (1994), CDA-93-1904-09 ("Tôles d'acier laminées à
froid"); Certains produits plats de tôle d'acier au carbone laminés à chaud originaires ou exportés des
États-Unis (Préjudice) (1994), CDA-93-1904-07 ("Produits plats de tôle d'acier au carbone laminés à
chaud").
21 Ainsi que la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. [1985], ch. 47 (4 suppl.) ("Loi sur
le TTCE").
22 S.R.C. 1970, ch. A-15.
23 AFPC n 2, supra, note 18, à la p. 964.
24 Mossop, supra, note 18, à la p. 584.
25 Id., à la p. 584.
26 [1993] 2 R.C.S. 316 ("Bradco").
27 Id., à la p. 332.
28 [1994] 2 R.C.S. 557 ("Pezim"), à la p. 590.
29 Id., à la p. 591.
30 Supra, note 22, art. 16.
31 Voir infra, note 65.
32 Ficelle synthétique pour ramasseuse-presse, supra, note 20; Produits en tôle d'acier résistant à la
corrosion, supra, note 20.
33 Supra, note 11.
34 23 mai 1995, n A-360-93 (C.A.F.).
35 [1990] 3 R.C.S. 644 ("Lester").
36 Id., aux p. 687 et 688.
37 Id., à la p. 669.
38 Japan Electrical Manufacturers' Assn. c. Tribunal antidumping, [1982] 2 C.F. 816 (C.A.F.), p. 818.
39 Mémoire du Tribunal, à la p. 8.
40 LMSI, supra, note 3.
41 Code antidumping, supra, note 6.
42 LMSI, supra, note 3, art. 42.
43 Id., art. 2.
44 Id., par. 42(3).
45 Code antidumping, supra, note 6.
46 Id., sous-al. 4.1(ii).
47 LMSI, supra, note 4, par. 76(2).
48 Fours à micro-ondes de comptoir, originaires ou exportés du Japon, de Singapour et de la République de
Corée (1986), RR-1-86 ("Fours à micro-ondes de comptoir").
49 Oignons jaunes, frais et entiers, originaires ou exportés des États-Unis d'Amérique et destinés à être utilisés
ou consommés dans la province de la Colombie-Britannique (1992), RR-91-004 ("Oignons jaunes").
50 LMSI, supra, note 3, par. 76(5).
51 Id., al. 42(3)a).
52 Code antidumping, supra, note 6, par. 4(1). Un examen des négociations entourant l'adoption du Code
antidumping indique qu'aucun délai de grâce de cinq ans n'était envisagé. Voir également The GATT
Uruguay Round : A Negotiating History (1986-1992), T. Stewart (1993 Kluwer Law and Taxation
Publishers) à la p. 225, où le Code antidumping est cité.
53 Oignons jaunes, supra, note 49, à la p. 5.
54 Id., à la p. 4 et 5.
55 Fours à micro-ondes de comptoir, supra, note 48.
56 Décision, à la p. 14.
57 Id.
58 Urée solide originaire ou exportée de la République démocratique allemande et de l'Union des républiques
socialistes soviétiques et destinée à être utilisée ou consommée dans l'est du Canada (le territoire canadien
à l'est de la frontière de l'Ontario et du Manitoba) (1988), 15 C.E.R. 277, p. 290. (Non souligné dans
l'original.) ("Urée solide")
59 Contre-mémoire des plaignantes, aux p. 4 à 7.
60 La bière originaire ou exportée des États-Unis d'Amérique par G. Heileman Brewing Company Inc., Pabst
Brewing Company et the Stroh Brewing Company, leurs successeurs et ayants droit, ou en leur nom, pour
utilisation ou consommation dans la province de la Colombie-Britannique (Préjudice) (1992), CDA-91-
1904-02, à la p. 19.
61 Supra, note 17.
62 Supra, note 14.
63 Supra, note 21, art. 3.
64 [1990] 2 R.C.S. 1324 ("National Corn Growers").
65 Id., à la p. 1348.
66 Supra, note 20.
67 Supra, note 64, aux p. 1349 et 1350.
68 Supra, note 46.
69 Chou-fleur frais originaire ou exporté des États-Unis d'Amérique (1993) Préjudice, enquête n NQ-92-003
("Chou-fleur frais").
70 Certaines barres d'armature, barres et profilés de construction, en acier au carbone, laminés à chaud,
originaires ou exportés du Mexique et des États-Unis d'Amérique à des fins d'utilisation ou de
consommation dans la province de la Colombie-Britannique (1988), 15 C.E.R. 253 ("Barres d'armature").
71 Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756
et Produits plats de tôle d'acier au carbone laminés, supra note 20.
72 Transcription de l'audience publique relative à l'examen par le Groupe spécial, volume 1, à la p. 89.
73 Décision, à la p. 17.
74 Décision, à la p. 17.
75 Transcription de l'audience publique, vol. 11, à la p. 50, 140 à 151, 157 à 160, 168 et 169.
76 Décision, à la p. 19.
77 Transcription de l'audience publique, volume 11, aux p. 71 à 73, 74.
Transcription de l'audience à huis clos, volume 12, aux p. 31, 32 et 33, 38 à 40, 84 et 85.
78 Décision du Tribunal, à la p. 17, extrait fondé sur le Protected Prehearing Staff Report, 5 août 1994, pièce
du Tribunal RR-94-001-6 (protégée), dossier administratif, vol. 2, à la p. 23.
79 Urée solide, supra, note 58.
80 Id., à la p. 289.
81 Barres d'armature, supra, note 70.
82 Id., à la p. 262
83 Décision, à la p. 18.
84 Id., à la p. 18.
85 Calcul de 29 p. 100 des plaignantes à l'égard de l'Urée solide, qui se trouve à la page 48 de leur contre-
mémoire, calcul de Heileman à l'égard du pourcentage de 22 à 29 p. 100 dans le cas des Barres d'armature,
lequel calcul figure dans un document remis au cours de l'audience devant le Groupe spécial.
86 Décision, aux p. 20 et 21.
87 Supra, note 76.
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